« La puissance déchaînée de l’homme a tout changé, sauf nos modes de pensée, et nous glissons vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est essentielle si l’humanité veut vivre », disait jadis le grand physicien Albert Einstein.
Partant du constat partagé que tout change sauf nos modes de pensées, Bertrand Badie revient sur la conviction centrale qui a inspiré son dernier ouvrage Pour une approche subjective des relations internationales : l’être humain est un être pensant, qui accède à la pensée en fonction de son expérience socio-historique particulière. Dès lors, comment imaginer que dans un espace mondial habité par huit milliards d’individus, tout le monde puisse penser la même chose et de la même manière ? Par conséquent, peut-on considérer que les tensions internationales dérivent moins d’une bataille de maximisation de la puissance comme le suggèrent les théories classiques des relations internationales, que d’une bataille de sens ?
Durant toute sa carrière universitaire, Bertrand Badie a plaidé en faveur d’un regard sociologique sur les relations internationales. Du fait de son parcours personnel, né franco-persan et ayant grandi dans le brassage des cultures[1], le professeur émérite de Sciences Po a très tôt saisi l’importance de la subjectivité dans les relations internationales. C’est ainsi qu’il appelle dans son ouvrage à remettre l’humain au centre du jeu international, ce dernier étant façonné par des relations avant tout interhumaines. À rebours des théories réalistes et idéalistes, il propose de réorienter les analyses des relations internationales vers le poids du sens. En effet, dans cette discipline, la place des humains a longtemps été délaissée au profit d’approches centrées sur le territoire et le simple équilibre de puissance. Ainsi la géopolitique prétend faire dériver de la configuration territoriale du monde les lois de l’histoire des relations internationales. Mais cette obsession pour le territoire, nous a fait passer à côté des véritables acteurs du jeu international : les Humains. Ces derniers sont des « homo interpretans[2] », car le propre des humains est d’avoir la capacité de donner du sens au monde dans lequel ils évoluent. Comment alors ne pas admettre l’importance de la logique interprétative dans les relations internationales ? Comment ne pas voir que c’est la manière dont chacun interprète le jeu international qui rend ce dernier sanglant ou pacifique ?
Un système international longtemps fermé à la subjectivité
Si la période ouverte par les traités de Westphalie a façonné un même système de sens, commun à des monarques aux histoires, expériences et idéaux partagés, la Révolution française a constitué un premier choc dans l’appropriation des relations internationales par le peuple. Le monde après la deuxième guerre mondiale a été à son tour marqué par ces trois grandes ruptures que sont la décolonisation, la chute du mur de Berlin et la mondialisation. La période décoloniale a confirmé la victoire inédite des sociétés sur les États. La désintégration de l’URSS a signé du même coup la fin de la bipolarité idéologique et un affaiblissement du rôle des États. Enfin, la mondialisation est un phénomène majeur en ce qu’elle encourage des raisonnements et des comportements nouveaux. Les individus ayant directement accès aux relations internationales alimentent désormais un imaginaire mondialisé et une conscience de mondialité.
Face à cette émergence de plus en plus visible des humains dans le jeu international, le système « politico-officiel », tracé par le droit, l’histoire diplomatique, la théorie des relations internationales – mais également par une socialisation à l’international qui s’est faite essentiellement à partir de l’aventure européenne westphalienne -, se voit contraint à coexister avec un système « socio-réel ». Ce dédoublement du jeu international en « deux mondes parallèles » a été décrit dès 1988 par le politologue américain, James Rosenau[3]. Reconnaître l’existence de ces deux scènes qui, ne s’appuient ni sur le même référentiel, ni sur la même grammaire pour appréhender le monde, permet d’expliquer la tension dans le jeu international contemporain entre un « politique sclérosé » et un activisme social de plus en plus audacieux. Un exemple de l’actualité le confirme : la guerre à Gaza et le mouvement de contestation étudiante qu’elle a provoqué sont révélateurs d’une génération socialisée au sens de la mondialisation, sensible à la domination et à ce qu’elle tient pour inacceptable.
Dans Le Temps des humiliés, pathologie des relations internationales, publié en 2014, Bertrand Badie avait déjà montré que l’émergence dramatique des opinions publiques et des sociétés sur la scène internationale tient en grande partie à la banalisation de l’humiliation et à l’inadaptation des vieilles puissances et de leurs diplomaties à un monde de plus en plus globalisé. Pour l’auteur, il faut distinguer l’humiliation comme « culture » (partagée par un grand nombre d’individus) de l’humiliation comme « stratégie » (instrument mobilisé par des « entrepreneurs politiques » pour agir sur la scène internationale). Là encore, le conflit israélo-palestinien offre un exemple particulièrement éclairant : si la Shoah constitue incontestablement une humiliation pour le monde juif, l’instrumentalisation qui est faite de cette humiliation par l’actuel gouvernement Netanyahou en fait clairement un outil politique[4]. Mais comment reconnaître l’humiliation légitime d’un peuple sans faire pour autant le jeu de l’entrepreneur politique ?
Selon Bertrand Badie, il existerait trois voies possibles pour éviter le piège. La première serait celle de l’altérité qui vise à corriger l’humiliation de l’autre en la comprenant et en refusant de la nier. La compréhension ne signe toutefois nullement l’abolition du jugement de valeur. La seconde voie possible est celle de la reconnaissance. Toutefois, cette reconnaissance (Anerkennung) doit mettre l’estime (Wertschätzung) au cœur de la relation pour ne pas se limiter à une simple reconnaissance juridique[5]. Enfin, suivant la voie du partage, la compréhension de l’autre passe par la maîtrise de ses projets et par « la fusion des horizons » entre les acteurs. S’inspirant de la conception aristotélicienne des différents types d’amitié, Bertrand Badie rappelle que les relations durables se fondent forcément sur le partage de différents objectifs. Selon lui, la logique diplomatique contemporaine délaisse cette voie du partenariat rationnel en privilégiant la sanction ou la rupture des relations.
L’importance d’une nouvelle lecture des relations internationales pour comprendre le conflit israélo-palestinien
S’inscrivant dans la lignée de l’anthropologue américain Clifford Geertz, dont l’ouvrage phare The Interpretation of Cultures (1973) a permis de mettre l’accent sur la logique interprétative de nos sociétés et cultures, Bertrand Badie encourage à faire des relations internationales une science qui comprend l’autre et construit scientifiquement l’altérité. Comment pense l’autre ? Comment l’autre pense que je pense ? Comment l’autre pense de la manière dont je pense ? Autant de questions sur lesquelles s’arrêter pour saisir les différentes expériences de l’histoire et du réel qui conduisent à une construction distincte de sens. Il devient alors évident que tout le vocabulaire des relations internationales – la paix, le pouvoir, la nation, le territoire – renvoie à des symboles et référentiels différents selon les peuples et leur histoire. Loin de divergences culturelles supposées et souvent artificiellement préconstruites, c’est l’hétérogénéité des ressentis dérivés d’expériences particulières qui éclaire les tensions et impasses internationales.
Déchiffrer les relations internationales par le prisme du ressenti permet de comprendre des logiques d’identification à des causes pourtant lointaines. Ainsi on a vu défiler des drapeaux palestiniens dans les cortèges des gilets jaunes à Paris en 2019 dénonçant une souffrance perçue comme commune.
Selon Bertrand Badie, la solidarité actuelle avec le peuple palestinien ne signifie pas forcément adhésion à toutes les constructions politiques ou stratégiques de la « cause palestinienne ». Il faudrait plutôt y voir une identification des individus à la souffrance, aux inégalités et à l’exaspération devant l’indifférence politique et le « deux-poids-deux-mesures » à répétition. Bien sûr, la durée de ce conflit constitue également une variable explicative importante : si la durée est susceptible de lasser, elle peut, combinée à la souffrance et l’humiliation, créer l’inquiétude, l’angoisse et l’exaspération, et devenir ainsi un facteur structurant du conflit.
En effet, aucun conflit ne peut durer sept décennies sans organiser le système international et les acteurs impliqués. L’exemple de ce conflit est parlant pour illustrer la manière dont le système international « politico-officiel » s’est heurté au système international « socio-réel ». Si le premier a construit un narratif, somme toute assez dangereux, qui persiste à voir en Israël la pointe avancée de l’Occident au Moyen-Orient, le système international « socio- réel » lui oppose un autre discours. Or, la continuité d’une certaine vision schmittienne, qui ferait des relations internationales un jeu d’alliance entre amis et entre ennemis, empêche les diplomaties occidentales de se penser autrement qu’en alliés indéfectibles de l’État hébreu alors même que cette construction paraît anachronique dans un monde globalisé. L’incompréhension qui émerge de ces deux systèmes internationaux parallèles explique le désemparement généralisé face aux conflictualités de ce monde. Et pourtant, les batailles de sens occuperont encore longtemps la sphère de l’international, montrant l’urgence d’adopter une nouvelle manière de penser les relations internationales. Remettre les subjectivités humaines au cœur de l’analyse et rester attentif à l’expérience et au ressenti des acteurs, permettrait de décrypter un monde complexe dans lequel la logique du rapport de force vertical est mise à mal par une scène sociale plurielle et dynamique qui appelle à plus d’horizontalité. En prendre conscience est un premier pas pour (re)penser l’ordre international contemporain.
Notes :
[1] Voir notamment son ouvrage Vivre deux cultures : Comment peut-on naître franco-persan ? (Odile Jacob, 2022) et sa présentation de cet ouvrage lors d’une conférence au CAREP le 21 février 2023, URL: https://www.carep-paris.org/revoir_ecouter/peut-on-vivre-deux-cultures/.
[2] Johanna Michel, Homo interpretans, Paris, Hermann, 2017.
[3] James Rosenau, “Patterned Chaos in Global Life: Structure and Process in the Two Worlds of World Politics”, International Political Science Review / Revue internationale de science politique, Vol. 9, No. 4 (Oct. 1988), pp. 327-364.
[4] Sur ce point, voir également Enzo Traverso, De l’usage politique de la mémoire collective de l’Holocauste, CAREP Paris, Janvier 2024. URL: https://www.carep-paris.org/?s=Enzo+Traverso
[5] Mattias Iser, “Recognition between states ? Moving beyond identity politics”, in Christopher Daase et al. (dir.), Recognition in International Relations, Londres, Palgrave, 2015.