Après le coup d’État de juillet 2013, l’Égypte a basculé dans une nouvelle ère politique et sociale. L’islam politique, qui occupait alors une place majeure dans la vie publique, a été marginalisé, écrasé par la répression et fragilisé par ses propres divisions. Entre interdictions, emprisonnements et contrôle des espaces de savoir, de nouveaux récits plus fluides et numériques ont pris le relais, redéfinissant la manière dont les Égyptiens pensent, apprennent et s’engagent dans le religieux et le social.
Introduction
En Égypte, depuis juillet 2013 et l’accession au pouvoir d’Abdel Fattah al‑Sissi, qui a pris en main à la fois les leviers politiques et sécuritaires, un conflit total s’est engagé avec les mouvements de l’islam politique, en particulier les Frères musulmans. Peu à peu, ce bras de fer a vidé la vie publique de toute présence islamiste : organisations, idéologies et activités culturelles ont été marginalisées, presque effacées du paysage social.
Cet article se penche sur les causes principales de cette marginalisation. D’un côté, le régime Sissi, par sa nature autoritaire, a déployé un arsenal répressif et des outils de contrôle visant tous les islamistes, quels que soient leurs courants ou organisations. De l’autre, les Frères musulmans eux-mêmes ont montré leurs limites : rigidité structurelle, incapacité à adapter leur discours et leur action politique à la réalité égyptienne, divisions internes et dissidences qui ont fragilisé le groupe.
Nous analyserons aussi les récits islamiques alternatifs qui ont émergé pour combler le vide laissé par les Frères musulmans, ainsi que les nouveaux espaces – physiques et numériques –qui ont accueilli ces pratiques. Au cœur de cette réflexion, une question centrale : où sont passés ceux qui appartenaient à l’islam politique, et quels récits culturels et intellectuels ont pris leur place dans l’Égypte d’aujourd’hui ?
Répression autoritaire et fragmentation de la confrérie
Ahmed Abdelhalim
Écrivain et chercheur égyptien, il écrit sur les questions de sociologie politique et les études du corps. Il est l’auteur de six ouvrages, entre littérature et recherche, portant sur le corps, la prison, la société, la politique et l’exil.
Après le 3 juillet 2013, le pouvoir nouvellement installé, dirigé par Abdel Fattah Al-Sissi, s’est engagé dans un affrontement total avec les mouvements islamistes, en particulier les Frères musulmans, l’organisation renversée par l’armée et son chef. La dispersion des sit-in de Rabaa et Nahda, le 14 août 2013[1], a marqué un tournant décisif : le conflit est devenu existentiel et sans compromis entre les deux camps. Le régime n’a pas cherché à négocier avec les Frères musulmans, tandis que ces derniers ont maintenu des exigences irréalistes, telles que la fin du coup d’État, le retour de Mohamed Morsi et la condamnation des dirigeants militaires.
Cette répression s’est traduite par une violence ouverte, désormais banalisée, qui visait tout protestataire islamiste dans la rue. Des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées, emprisonnées, torturées, voire éliminées physiquement ou disparues de force, tandis que des centaines de dirigeants et membres de la confrérie ont été condamnés à la prison ou à mort, notamment Mohamed Beltagy, Safwat Hegazy, Hazem Salah Abu Ismail, Kheir Eddine et Mohamed Badie[2].
Sur le plan juridique, les Frères musulmans ont été interdits. Cette interdiction a été suivie de la confiscation des fonds et de la cessation de toutes leurs activités économiques, éducatives et culturelles, ainsi que de la fermeture de leurs bureaux et institutions affiliées, avec saisie des biens par l’État. L’appartenance à la confrérie est devenue un délit, alors que tous les Égyptiens sont soumis à l’état d’urgence et aux lois d’exception.
Cette répression a conduit certains à renier leur appartenance à la confrérie, même au sein des militants actifs. Les citoyens musulmans et indépendants ont, par conséquent, été dissuadés de rejoindre un mouvement frappé par la répression, sous peine de subir le même sort.
Mais la répression n’a pas été la seule cause de la paralysie des Frères musulmans. Les divergences internes et des scissions ont aggravé la dispersion et l’incapacité du groupe à réparer les fractures provoquées par la répression. L’organisation s’est fragmentée en plusieurs factions, minée par des désaccords sur les stratégies et le discours de la direction[3]. De nombreux jeunes, en Égypte et à l’étranger (notamment au Soudan et en Turquie), ont exprimé leur frustration face à l’absence d’unité, au manque de considération de leurs plaintes et à l’incapacité du groupe à gérer les conséquences de la répression, de l’emprisonnement et de l’exil.
Cette paralysie intellectuelle et organisationnelle a affaibli les Frères musulmans jusque dans des contextes étrangers comme la Turquie, qui avait accueilli temporairement le groupe, lui offrant un espace médiatique et politique pour exprimer ses idées et son opposition au régime égyptien. Mais ces marges ont été restreintes après que la Turquie a réajusté ses intérêts économiques et géopolitiques avec l’Égypte.
Les alternatives islamiques « fluides »
À partir de juillet 2013, les espaces intellectuels et éducatifs non officiels ont été progressivement restreints. Le pouvoir n’autorise officiellement la discussion des méthodologies islamiques que dans certains cadres, tels que l’université Al-Azhar, Dar al-Ifta, et certains programmes ou cheikhs agréés. Le régime tente de façonner ce discours selon ses priorités intérieures et extérieures, en lui donnant une dimension religieuse émotionnelle susceptible de toucher un large public.
Certains espaces soutenus par l’État, comme des institutions affiliées à Al-Azhar ou des groupes neutres ou loyaux au pouvoir (la Tabligh wa al-Da‘wa[4], le Parti de la lumière, les soufis, etc.) restent autorisés. Cependant, ces rares écoles et cercles éducatifs étaient insuffisants pour absorber le flux de jeunes désirant apprendre la jurisprudence, l’histoire et la philosophie islamiques. Leur implantation limitée au Caire et à Alexandrie (MOIC, Cheikh al-Omoud, Rouad al-Hadara) rendait l’accès difficile pour les jeunes des autres gouvernorats.
Après quelques années, ces espaces indépendants ont subi un contrôle accru : inspections, interrogatoires, surveillance des enseignants et des étudiants, et arrestation de certains professeurs, comme Ayman Abdel Rahim et Anas al-Sultan, de l’école Cheikh al-Omoud. Progressivement, ces lieux ont été fermés ou ont vu leurs activités diminuer.
Récits islamiques transfrontaliers
Parallèlement, l’espace virtuel sur les réseaux sociaux est devenu l’alternative principale. Ces jeunes, souvent perdus, y ont trouvé des contenus facilement adoptables, organisés de manière « fluide », sans frontières géographiques, répondant à leur besoin d’épanouissement intellectuel et spirituel. Ces espaces ont offert un soutien social nouveau après que la répression du régime a détruit les anciens cadres sociaux.
De nombreuses figures sont apparues, perçues comme des modèles religieux et intellectuels. Ces leaders émergents, tels qu’Ahmed Al-Sayed ou Mohamed Al-Awady, abordaient la jurisprudence et la philosophie islamique face à des jeunes qui, jusqu’alors, souffraient d’un déficit de connaissances, leur fournissant un « habillage » pour combler cette lacune.
Les jeunes suivaient des programmes comme Silsilat Al-Yaqin de Iyad Qunibi, les conférences de Mohamed Al-Awady (Koweït) ou Abdallah Al-Ajiri (Arabie Saoudite), ainsi que des publications et vidéos produites par divers centres de recherche comme Rwasikh (Koweït), Al-Sabeel (Jordanie), Al-Yaqin (Égypte) et Takwin (Arabie Saoudite). Les plateformes en ligne, comme la chaîne YouTube Tahalip, ont permis la diffusion de contenus éducatifs islamiques à grande échelle, surtout après 2014, cumulant des millions de vues.
Ces initiatives n’étaient pas seulement un moyen d’apprentissage ou de suivi de modèles religieux, mais ont offert un véritable espace éducatif virtuel, avec des académies comme Al Sin’et al-Mohawer, Masak, Zad Academy ou Al-Binaa Al-Minhaji, proposant des cours en jurisprudence, théologie, histoire et philosophie islamique. Chaque année, des milliers de jeunes s’inscrivent à ces programmes, obtenant reconnaissance et valorisation psychologique au sein de ces communautés d’apprentissage.
De plus, de nouveaux prédicateurs ont su attirer de jeunes publics en adaptant leur discours aux attentes d’une génération recherchant un islam accessible et non dogmatique. Ces figures, à l’image d’Amr Khaled dans les années 2000, communiquaient avec un ton amical, un visage souriant, sans obligation vestimentaire ou comportementale stricte. Ils mettaient l’accent sur les attributs de miséricorde et de justice divine, adaptés aux jeunes désireux d’une religion tolérante et proche de leur quotidien.
Cette « migration éducative » reflète la fluidité des alternatives islamiques après 2013 : elle n’est pas idéologique ni institutionnelle, mais répond à l’absence de structures et de cadres sociaux stables. Elle crée un espace d’apprentissage temporaire, laissant parfois les participants à nouveau perdus après la fin des programmes. La connaissance et l’appartenance deviennent alors fragiles et peuvent être absorbées par d’autres communautés ou pratiques divergentes.
Les participants à ces mouvements adoptent souvent un sentiment de singularité et d’isolement, se distinguant des autres groupes, ce qui peut générer des conflits avec ceux qui appartiennent à d’autres communautés islamiques ou non islamiques. Ce phénomène de différenciation est particulièrement observé chez les jeunes femmes, qui se perçoivent comme distinctes par leur pratique religieuse et leur appartenance à des cercles éducatifs spécifiques. La sacralisation des individus, programmes ou entités est un autre écueil, souvent dénoncé au sein de ces nouvelles tendances.
Consommation et technologie comme espaces d’appartenance
Après 2013, les fonctions sociales, économiques et éducatives que jouaient les Frères musulmans ont été remplacées par des espaces de consommation et numériques. Historiquement, depuis les années 1970 jusqu’en 2013, l’influence des Frères musulmans s’étendait à la fois dans les villes et dans les villages, le « Rif » égyptien. Sous le régime de Moubarak, leur action politique et sociale était tolérée malgré des restrictions périodiques, incluant arrestations, confiscations de biens et limitations des protestations sur le terrain. L’organisation ne se contentait pas de représenter une idéologie : elle constituait une vraie structure sociale et économique, un réseau de relations familiales, professionnelles et religieuses qui conférait reconnaissance et statut aux membres. L’appartenance à la confrérie permettait un accomplissement personnel, une visibilité sociale et un accès à des opportunités économiques, transformant la vie quotidienne en un espace d’apprentissage et d’insertion sociale.
Après 2013, ces fonctions ont été partiellement remplacées par des espaces de consommation et des plateformes numériques. Les jeunes urbains, et dans une moindre mesure ruraux, ont trouvé dans les centres commerciaux, les lieux de loisirs, les concerts et les voyages des alternatives aux cadres idéologiques des organisations comme les Frères musulmans. Ces espaces fournissaient reconnaissance sociale et appartenance symbolique, à travers la consommation, la participation à des activités collectives et l’exposition dans des environnements visibles.
Les réseaux sociaux ont constitué un prolongement de ces espaces : chacun pouvait créer et diffuser des contenus, souvent religieux ou moraux, liés à la vie quotidienne. Ces contenus prenaient la forme de courts scénarios illustrant la fidélité, le respect des parents, l’éthique dans les relations amicales et conjugales, la protection des secrets familiaux ou encore la pratique religieuse corporelle pour hommes et femmes. Ainsi, la visibilité sur ces plateformes devenait un indicateur de reconnaissance sociale et de statut, un nouveau moyen de construire une identité morale et religieuse, là où les espaces traditionnels d’apprentissage avaient été supprimés ou restreints.
Les créateurs de contenus se présentaient à travers leurs corps et leurs paroles, transformant chaque vidéo en manifestation publique de leur présence et de leurs idées. Les vues et les interactions ne représentaient pas seulement un chiffre : elles incarnaient un effort pour être reconnu par les autres, pour passer de la marge à l’espace central de la société. Selon la théorie du « subalternat » de Ranajit Guha et d’autres chercheurs[5], ces groupes non représentés ou marginalisés, qui ne participaient à aucune grande narration idéologique, trouvaient dans ces plateformes une nouvelle scène pour le combat pour la reconnaissance. Axel Honneth[6] décrit ce combat comme une lutte pour obtenir une reconnaissance morale et sociale.
La quête de reconnaissance répondait à un besoin psychologique et social. Cependant, ces jeunes ne disposaient pas toujours de contenus intellectuels ou doctrinaux solides : la peur de la répression limitait leurs prises de position critiques, notamment sur des sujets économiques ou politiques liés aux politiques du régime al-Sissi. Les contenus produits se concentraient donc sur des messages religieux ou moraux, souvent présentés sous forme de mini-scénarios. Les sujets étaient ancrés dans la vie quotidienne : conflits familiaux, héritages, fidélité ou vêtements, surtout dans les zones rurales.
Ces espaces numériques sont devenus un lieu de confrontation et de compétition, non pas avec le régime, mais entre les participants eux-mêmes, à travers des jeux, des vidéos humoristiques ou des défis, permettant aux jeunes de se tester et de s’exprimer là où le champ politique était verrouillé. Comme le souligne Michel Lacroix, « puisque le monde ne me donne pas l’occasion d’agir sur lui, il ne me reste plus qu’à exercer mes capacités sur moi-même[7] »
Conclusion : l’Égypte post-2013 et l’avènement des « récits fluides »
Depuis juillet 2013, l’Égypte a été traversée par un bouleversement profond de ses espaces politiques, sociaux et religieux. L’accession d’Abdel Fattah Al-Sissi au pouvoir a marqué la fin d’une période où l’islam politique, notamment incarné par les Frères musulmans, pouvait occuper des fonctions centrales dans la société, l’éducation et la vie politique. La répression et les mesures législatives ont progressivement vidé le champ public de leur présence organisée, fragmentant la société islamique et dispersant ses militants.
Face à ce vide, de nouvelles formes d’expression et d’appartenance ont émergé. Les plateformes éducatives en ligne, les programmes virtuels et les figures religieuses adaptées aux attentes des jeunes ont offert un apprentissage flexible, mais souvent temporaire et non institutionnalisé. Les espaces de consommation et numériques ont pris le relais des cadres traditionnels, permettant aux jeunes de construire leur identité sociale, morale et religieuse dans des contextes accessibles, visibles et interactifs, tout en restant sous le regard de l’État.
Ces récits fluides, transnationaux et malléables, montrent la capacité des sociétés à réinventer l’apprentissage, la religiosité et l’appartenance collective face à des régimes autoritaires et à l’effondrement des cadres idéologiques traditionnels. Ils remplacent les grands récits organisés par des formes plus souples et personnalisées, mais également fragiles et temporaires.
La dynamique de ces espaces révèle un paradoxe : malgré la disparition de l’islam politique structuré, les jeunes continuent de chercher sens, reconnaissance et identité. Cependant, cette fluidité comporte aussi des risques : isolement, individualisme, conflits entre différents cercles d’appartenance et dépendance à des figures ou programmes virtuels qui peuvent disparaître ou évoluer rapidement.
Ainsi, l’Égypte post-2013 illustre un phénomène plus large dans le monde arabe : le passage des sociétés d’espaces idéologiques stables vers des récits fluides et adaptatifs, où l’appartenance se construit au quotidien dans des espaces hybrides, éducatifs, numériques et de consommation. Ces récits ne remplacent pas totalement les grands récits du passé, mais ils représentent aujourd’hui le principal vecteur de socialisation, de transmission et de construction identitaire pour une génération confrontée à la fois à la répression, à la globalisation et à la numérisation de la vie sociale.
Notes :
[1] Le 14 août 2013, un violent assaut des forces de sécurité égyptiennes a eu lieu contre les sit-in des partisans de Mohamed Morsi sur les places de Rabaa al-Adawiya et al-Nahda au Caire, marquant un tournant dans la répression des Frères musulmans. Selon les estimations officielles et indépendantes, plusieurs centaines de manifestants ont été tués et des milliers arrêtés, dans ce qui est considéré comme l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire contemporaine égyptienne.
[2] Amr Afifi, Abdel Rahman Ayash, Noha Ezzat, Broken Bonds : The Existential Crisis of Egypt’s Muslim Brotherhood, 2013-22, Washington, The Century Foundation, 1st ed. 2023.
[3] Ibid.
[4] Tabligh wa al-Da‘wa : mouvement islamique d’origine indienne fondé dans les années 1920, axé sur la diffusion pacifique et l’éducation religieuse de l’islam, sans ambition politique directe, très actif dans les pays musulmans, y compris en Égypte.
[5] Le terme « subalterne » désigne les catégories marginalisées, issues des classes pauvres et très pauvres, selon leur métier, âge et lieu de vie. Le champ des Subaltern Studies est né en Inde dans les années 1980, avec des théoriciens comme Ranjit Guha, Shahid Amin, Gyanendra Pandey, Sumit Sarkar et David Hardiman, et a été suivi par la revue Subaltern Studies. En Égypte, certains historiens se sont intéressés à cette approche appliquée aux populations marginalisées, notamment Khaled Fahmy dans sa thèse Tous les hommes du Pacha sur la vie des paysans égyptiens au début du XIXᵉ siècle.
[6] أكسل هونيث، الصراع من أجل الاعتراف: القواعد الأخلاقية للمَآزم الاجتماعية، ترجمة جورج كتورة، المكتبة الشرقية، ط1 بيروت 2015
[Axel Honneth, Le combat pour la reconnaissance, (tard. de l’allemand, Gallimard, 2013), traduction arabe de Georges Kettoura, Beyrouth, Eastern Library, 1re éd. 2015].
[7] ميشيل لاكروا، عبادة المشاعر، ترجمة أمين كنون، أفريقيا الشرق، المغرب، ط 1 عام 2017، ص28
[Michel Lacroix, Le culte de l’émotion (Flammarion, 2002), traduction arabe d’Amin Knoun, Maroc, Afrique-Orient, 1re éd. 2017, p. 28]