Au Maroc, la récente arrestation de Fouad Abdelmoumni, un éminent militant des droits économiques et sociaux, désormais libéré et poursuivi en état de liberté, a mis en lumière « une campagne systématique » visant les défenseurs des libertés dans le pays. Cette campagne semble cibler spécifiquement ceux qui luttent pour la transparence, la justice sociale et les droits de l’Homme. Les arrestations et les poursuites de militants, souvent sous des prétextes juridiques controversés, ont suscité une vive inquiétude tant au niveau national qu’international. Ces actions sont perçues par beaucoup comme une tentative d’intimidation et de répression de la part du gouvernement marocain envers toute forme de dissidence. Le cas de Fouad Abdelmoumni souligne la difficulté croissante pour les militants marocains de s’engager librement dans des activités de défense des droits civiques sans s’exposer à des mesures de représailles.
La longue lutte pour les libertés
La lutte pour les libertés au Maroc est une quête de longue date qui s’inscrit dans le cadre plus large des mouvements sociaux et politiques du pays. Cette histoire commence réellement au milieu du XXe siècle, au moment où le Maroc s’engage dans son combat pour l’indépendance de la France et de l’Espagne, obtenue en 1956.
Après l’indépendance, le roi Mohammed V et son successeur Hassan II ont cherché à renforcer l’unité nationale tout en consolidant le pouvoir monarchique. Cette période a vu la marginalisation progressive des voix politiques opposées à la concentration du pouvoir. Les années 1960 jusqu’aux années 1980, connues sous le nom « d’années de plomb » [1], ont été marquées par des restrictions sévères des libertés publiques, l’emprisonnement de dissidents, des disparitions forcées, et une surveillance étendue de la société par l’État.
Dans les années 1990, sous la pression nationale et internationale, le Maroc a commencé à opérer des réformes. Sous le règne de Hassan II, il y eut une certaine ouverture avec la libération de prisonniers politiques et le retour d’exilés politiques. Cette période a également vu l’émergence de la presse indépendante et la formation de nouveaux partis politiques.
L’accession au trône de Mohammed VI en 1999 a marqué une nouvelle ère de réformes, promettant une transition vers une monarchie constitutionnelle et démocratique. Le début de son règne a été marqué par des gestes significatifs comme la création de l’Instance Équité et Réconciliation (IER)[2] pour enquêter sur les violations des droits humains commises sous le règne de son père.
Le mouvement du 20 février 2011, s’inscrivant dans le contexte du Printemps arabe, a revigoré les demandes de réformes démocratiques plus profondes[3]. En réponse, le roi Mohammed VI a mis en œuvre une réforme constitutionnelle qui a été approuvée par référendum. Cette constitution de 2011 a renforcé les droits législatifs du parlement, élargi les libertés individuelles et reconnu l’amazighe comme officielle [4].
Cependant, malgré ces avancées, de nombreux activistes et observateurs notent que les réformes n’ont pas suffisamment encadré les pouvoirs du roi et que l’appareil sécuritaire reste puissant et souvent répressif[5]. Les manifestations et les critiques contre le régime continuent d’être souvent réprimées, soulignant la tension persistante entre les aspirations démocratiques de la population et les pratiques jugées autoritaires du gouvernement.
Le cas de Fouad Abdelmoumni n’est pas unique
L’arrestation de Fouad Abdelmoumni au Maroc s’inscrit donc dans un contexte historique complexe et troublé, où le pays a longtemps oscillé entre des périodes de relative ouverture politique et des épisodes de répression sévère. Abdelmoumni, reconnu pour son engagement en faveur des droits économiques et sociaux, est devenu un symbole de la lutte contre la corruption et pour la transparence financière [6]. Son arrestation, sur fond d’accusation de « diffusion de fausses informations » [7] , révèle une campagne plus large, systématique et bien orchestrée, qui vise à museler les voix critiques, en particulier celles liées à la défense des libertés fondamentales. Désormais remis en liberté, Abdelmoumni sera poursuivi pour outrage à des corps constitués et diffusion d’allégations mensongères, selon la déclaration faite par Ahmed Reda Cherkaoui, substitut du Procureur du Roi près le tribunal de première instance de Casablanca[8].
Son cas n’est pas isolé. Plusieurs arrestations de défenseurs des droits de l’Homme et de journalistes ont été déjà signalées ces dernières années. Des figures comme Maâti Monjib, un historien et militant, Omar Radi, un journaliste d’investigation, et Abdessadak El Bouchattaoui, avocat en droits de l’Homme, ont également fait face à des accusations et des procédures judiciaires. Des organisations de défense des droits de l’Homme, comme l’Association marocaine des droits humains, Human Rights Watch et Amnesty International [9] ont exprimé des préoccupations spécifiques concernant l’utilisation par le Maroc de lois sur la sécurité pour restreindre les activités des défenseurs des droits humains et des voix dissidentes.
Depuis les années de plomb jusqu’à la réforme constitutionnelle de 2011, en réponse au Mouvement du 20 février inspiré par le Printemps arabe, le Maroc a connu des avancées démocratiques notables. Toutefois, malgré ces progrès, les défenseurs des droits humains sont confrontés à des défis significatifs. Les arrestations arbitraires, les procès à caractère politique et les restrictions imposées aux médias et aux ONG témoignent d’une volonté persistante de certaines factions au sein de l’État de contrôler le discours public et de limiter l’activisme. L’Instance marocaine de soutien aux prisonniers politiques voit ainsi dans l’arrestation de Fouad Abdelmoumni un acte « arbitraire » qui s’inscrit dans une série de harcèlement qui le visait[10]
Son arrestation s’insère également dans un contexte de relations diplomatiques tendues avec la France. En effet, son interpellation est survenue précisément alors que le Maroc accueillait une visite d’État de trois jours du président français, Emmanuel Macron. Cette visite marquait une étape importante dans la réconciliation entre Paris et Rabat, après plusieurs années de relations distantes. Ce rapprochement est d’autant plus significatif que le Maroc avait été accusé, en 2021, d’utiliser le logiciel espion Pegasus pour infiltrer les téléphones de plusieurs personnalités, y compris celui du Président Macron. Ces révélations, issues d’une enquête menée par un consortium de médias internationaux, appuyée par Forbidden Stories et Amnesty International, avaient jeté un froid sur les relations franco-marocaines[11] . Fouad Abdelmoumni avait laissé entendre dans un récent post Facebook que les autorités marocaines auraient toujours recours à des outils d’espionnage pour faire pression sur la France, notamment sur la question migratoire. Dans ce contexte, l’arrestation de M. Abdelmoumni pourrait être perçue comme un message interne fort, à un moment où le Maroc cherche à redorer son image sur la scène internationale.
Conclusion
L’affaire Abdelmoumni, par son retentissement, rappelle les tensions persistantes entre les aspirations démocratiques de la société marocaine et les pratiques autoritaires d’une partie de l’appareil étatique. Elle met également en relief la vulnérabilité de militants qui, malgré un contexte international plus attentif aux questions de droits humains, se trouvent confrontés à une répression sophistiquée visant à étouffer toute contestation. Ce climat engendre une solidarité accrue parmi les militants et attire l’attention internationale sur les défis que le Maroc doit encore relever pour aligner ses pratiques internes avec ses engagements internationaux en matière de droits de l’homme, alors même que le pays préside depuis janvier 2024 l’instance onusienne du Conseil des droits de l’homme [12] , chargé de renforcer la promotion et la protection de ces droits dans le monde.
Notes
[1] Frédéric VAIREL, Le Maroc des années de plomb : équité et réconciliation ? Politique africaine, N° 96(4), 181-195.
[2] Marouane LAOUINA, « L’Instance Équité et Réconciliation ». Des justices en transition dans le monde arabe ? édité par Éric Gobe, Centre Jacques-Berque, 2016.
[3] Béatrice HIBOU, Le mouvement du 20 février, le Makhzen et l’antipolitique. L’impensé des réformes au Maroc. Les Dossiers du CERI, 2011, pp.1-12. ⟨hal-01024402⟩
[4] La constitution de 2011 consacre le caractère officiel de la langue amazighe à travers son article 5 : « L’arabe demeure la langue officielle de l’Etat. L’Etat œuvre à la protection et au développement de la langue arabe, ainsi qu’à la promotion de son utilisation. De même, l’amazighe constitue une langue officielle de l’Etat, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception. Une loi organique définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue, ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et aux domaines prioritaires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle ». Toutefois la loi d’officialisation de la langue n’a été adoptée qu’en 2019. Lire à ce sujet : Aurélie COLLAS, Au Maroc, le long chemin vers la reconnaissance de l’identité amazighe, Le Monde, 09 février 2023.
[5] Maroc : de « nombreuses violations » des droits de l’Homme en 2011, Le Monde, 18 juillet 2012.
[6] Voir notre « 5 questions à » Fouad Abdelmoumni, « Où va l’économie marocaine ? », Carep Paris, 25 mai 2023.
[7] Au Maroc, le militant Fouad Abdelmoumni critique du pouvoir, placé en garde à vue , Le Monde, 31/10/2024.
[8] Le parquet de Casablanca décide de poursuivre Fouad Abdel Moumni en garde à vue, Le360, 01/11/2024. (consulté le 02/11/2024)
[9] Morocco : Human Right’s Defenders Targeted with NSO’s Group Spyware, Amnesty International, October 2019.
[10] Maroc : arrestation du militant et défenseur des droits de l’Homme Fouad Abdelmoumni, RFI, 31/10/2024.
[11] Scandale Pegasus : l’embarras français vis-à-vis du Maroc, France Culture, 20 novembre 2021. (consulté le 02/11/2024)
[12] Le Maroc remporte la présidence du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU pour 2024, Le Monde, 10 janvier 2024.