Le 8 décembre 2024 restera pour les Syriens comme une date suspendue entre l’espoir et la méfiance. La chute du régime Assad a certes ouvert un horizon que beaucoup croyaient définitivement fermé, mais un an plus tard, le pays mesure surtout une évidence brutale : renverser un pouvoir ne suffit pas à transformer un système. Les attentes immenses qui ont suivi l’effondrement du régime se heurtent aujourd’hui à une réalité moins glorieuse L’économie s’enlise, la sécurité vacille, les institutions se cherchent une légitimité, et la société oscille entre enthousiasme déçu et lucidité forcée. Cette phase de transition, présentée comme la promesse d’un renouveau, ressemble davantage à un terrain instable où cohabitent avancées symboliques, dérives inquiétantes et batailles d’influence. Comprendre ce moment syrien, c’est accepter de regarder en face une réalité dérangeante : la chute d’un régime autoritaire n’est jamais synonyme automatique de libération ; elle n’en est que la première ébauche.
Au quotidien, l’économie s’est imposée comme la première préoccupation des Syriens. Ce n’est pas une surprise, mais l’ampleur de la crise dépasse ce que beaucoup anticipaient après la chute du régime. Les prix grimpent, les salaires stagnent, les emplois se raréfient, et la monnaie continue de se déprécier. La population découvre que le simple fait de changer de pouvoir ne suffit pas à guérir les blessures profondes laissées par une décennie de guerre, de sanctions, de corruption et d’effondrement administratif. Les discours enthousiastes des premiers mois se heurtent désormais à une réalité plus dure. L’État est absent là où il devrait être le plus présent, dans la capacité à garantir aux citoyens un minimum de protection sociale, de services publics et de stabilité.
La sécurité, supposée être un acquis immédiat après la fin du régime, s’est révélée largement défaillante. Dans plusieurs régions, ce sont les armes, plus que les lois, qui déterminent l’équilibre des forces. Certaines zones sont contrôlées par es groupes armés qui, bien que hostiles au régime déchu, n’ont pas renoncé à leurs logiques territoriales et factionnelles, ce qui maintient un climat d’insatiabilité. Pour les Syriens, cela se traduit par une impression persistante d’incertitude : à qui s’adresser ? Qui protège réellement ? Qui décide ? L’État, lorsqu’il apparaît, semble affaibli.
Les massacres commis contre des civils appartenant à des minorités n’ont fait qu’accentuer cette inquiétude. Le choc moral est profond : après tant de souffrances, beaucoup espéraient qu’un nouveau climat, plus apaisé, émergerait. Au lieu de cela, des crimes atroces ont été commis, parfois sous des prétextes fallacieux. Ils révèlent la fragilité du dispositif sécuritaire et l’incapacité actuelle à instaurer une force unique, dotée d’une doctrine nationale, distincte des rivalités et ambitions locales. Un pays ne peut se reconstruire sans un appareil de sécurité crédible ; un pays fragmenté sur le plan militaire est un pays vulnérable dans toutes les dimensions – politique, économique, sociale.
Ce constat renvoie à une question essentielle : comment gérer la diversité syrienne dans sa dimension religieuse, sectaire, ethnique et politique ? La Syrie a toujours été un pays pluriel, mais la manière dont ce pluralisme est administré détermine la paix ou le conflit. Lorsqu’un État échoue à protéger ses composantes, il ouvre la porte aux cycles de violence répétés. Aujourd’hui, les autorités ont entre les mains une occasion rare : redéfinir les règles du vivre-ensemble. Mais cela exige une volonté politique claire, une culture institutionnelle inclusive et une rupture nette avec les réflexes autoritaires qui ont dominé le passé. Or, le simple concept de démocratie semble encore embarrasser certains cercles du pouvoir, comme si reconnaître le pluralisme signifiait menacer leur autorité.
À cela s’ajoute le grand chantier de la justice transitionnelle. Rien n’est plus explosif dans une société meurtrie. Pourtant, rien n’est plus indispensable. Une réconciliation sans justice n’est qu’un arrangement superficiel, fragile et temporaire. Les Syriens ne demandent pas des tribunaux spectaculaires destinés aux médias ; ils demandent que les crimes graves ne soient ni ignorés ni effacés, que les victimes ne soient pas reléguées à l’oubli, et que l’État assume clairement le principe de responsabilité. La confiance entre population et institutions ne se décrète pas : elle se construit dans la transparence, la cohérence et la reconnaissance des torts.
Dans ce climat déjà complexe, la dépendance excessive du nouveau pouvoir à l’égard de la communauté internationale apparaît comme un autre point de fragilité. L’aide extérieure est nécessaire, mais elle ne peut pas servir de substitut à un consensus intérieur. Les bailleurs de fonds ne peuvent pas écrire l’avenir du pays à la place de ses citoyens. Or, jusqu’à présent, le dialogue national peine à émerger. Les institutions publiques sont dirigées par des forces qui ont, certes, joué un rôle dans la chute du régime, mais qui n’ont pas encore acquis une véritable légitimité électorale, faute de scrutins libres, faute de pluralisme politique, faute d’un espace médiatique indépendant.
Sur le terrain économique, le risque est tout aussi sérieux. Certains responsables semblent fascinés par l’idée de réformes rapides, inspirées d’un libéralisme économique strict. Or, un pays dévasté ne peut pas se reconstruire selon les recettes de choc appliquées ailleurs. La priorité devrait être à la reconstruction des infrastructures, à la réhabilitation des services essentiels, et à la mise en place de filets de protection sociale, avant de se lancer dans des projets ambitieux ou des transformations profondes de l’économie. La Syrie a trop souffert du faux modèle « socialiste » du régime précédent pour répéter les erreurs inverses, avec un libéralisme improvisé et sans garde-fous.
Souvent présenté comme la clé miraculeuse, l’investissement étranger ne résout rien tant que l’État de droit reste fragile. Un investisseur ne se décide pas sur la base des discours officiels, mais sur la stabilité des règles, la fiabilité des institutions, l’indépendance de la justice. Tant que la corruption continuera à fonctionner comme un système organisé, aucune promesse diplomatique ne suffira à attirer des capitaux sérieux. Détruire ce système nécessite un engagement durable : culturel, institutionnel, politique ; bien au-delà des campagnes de moralisation.
Enfin, la reconstruction politique du pays passe par un Parlement élu, représentatif de toutes les composantes de la société, doté de pouvoirs réels. Qu’il s’agisse d’un système centralisé ou décentralisé, l’essentiel est que la législation ne soit plus affaire de clans, de réseaux ou de décisions improvisées, mais de débat public et de responsabilité politique.
En définitive, la Syrie se trouve à un moment décisif de son histoire. Un changement a eu lieu, mais la libération, la vraie, celle qui transforme la relation entre l’État et les citoyens, celle qui consacre la dignité individuelle et collective, reste encore à construire. Le chemin sera long, mais il commence par une vérité simple : reconnaître que le succès n’est pas garanti, et que corriger la trajectoire aujourd’hui coûtera toujours moins cher que réparer un nouvel effondrement demain.
Un an après la chute du régime, la Syrie avance, mais à pas hésitants ; la transition est trop fragile pour être célébrée, et trop cruciale pour être ignorée. Les Syriens découvrent qu’un changement politique majeur ne produit pas instantanément l’État qu’ils espéraient : un État juste, capable, protecteur, ouvert. Les défis sont considérables, mais aucun n’est insurmontable si une volonté politique réelle émerge enfin pour dépasser les promesses vaines et transformer durablement les institutions.
Le pays n’a pas seulement besoin de nouvelles élites ; il a besoin de nouvelles règles, d’une culture politique renouvelée, d’un contrat social qui reconnaisse la pluralité et la dignité de ses citoyens. Le moment est critique : corriger la trajectoire demeure possible, mais attendre reviendrait à prolonger un cycle de déceptions. L’avenir syrien reste ouvert, à condition d’affronter lucidement les faiblesses du présent et d’oser enfin construire un État à la hauteur des aspirations de son peuple.