À El-Fasher, dans le nord du Darfour, les massacres rappellent tragiquement ceux d’El-Geneina en 2023. Une même mécanique d’horreur et d’impunité s’installe, entre génocide, déplacements forcés et silence international. Le Soudan, épuisé par la guerre et les trahisons politiques, replonge dans le cauchemar.
La répétition du désastre et l’indifférence du monde
Ce qu’il y a de véritablement tragique dans la catastrophe qui a frappé El-Fasher, dans le nord du Darfour, c’est la répétition douloureuse d’atrocités aussi effroyables que celles survenues à El-Geneina entre avril et juin 2023. Le monde entier a été témoin des crimes de génocide et de nettoyage ethnique commis contre l’ethnie Masalit, dans la région connue sous le nom de Dar Masalit, berceau historique de ce peuple.
El-Geneina, capitale du Darfour occidental et siège du sultanat masalit, fut le théâtre d’attaques menées par la milice des Forces de soutien rapide (FSR) à partir de la mi-avril 2023. Ce fut le prélude à ce que connaît aujourd’hui El-Fasher – capitale des anciens sultanats du Darfour, du mot Dar Fur signifiant « maison du Four », qui donna son nom à la région – : massacres, déplacements forcés, atrocités barbares.
Le meurtre du gouverneur du Darfour occidental, Khamis Abakar, et de plusieurs membres de sa famille, dans un acte de barbarie abject, suivi de la profanation de son cadavre, reste l’un des épisodes les plus révoltants. Abakar venait de dénoncer publiquement les crimes des milices et d’appeler à une intervention urgente pour y mettre fin – des crimes que leurs auteurs avaient eux-mêmes documentés.
Mais les violences ne se sont pas arrêtées là. Les tueries ont continué pendant près d’une semaine. Les survivants ont été contraints à l’exil, dans des scènes d’une horreur extrême, où même des enfants et des femmes ont pris part aux crimes, filmés et diffusés.
Le monde entier a condamné ces massacres. Le Conseil de sécurité a adopté des résolutions ; les Nations unies et les organisations de défense des droits humains ont publié des rapports. Plus aucune excuse n’était possible pour ceux qui doutaient encore, sauf pour ceux dont le cœur, l’ouïe et la vue ont été scellés. Hélas, certains de ceux qui se présentent comme des « forces civiles » prônant la démocratie sont devenus le bras politique d’une milice coupable de génocides et de viols : les avocats de ses démons. Aujourd’hui, les mêmes atrocités se répètent, plus effrontées encore, sans que les bourreaux ne se lassent ni que personne ne les arrête.
Abdelwahab El-Affendi
Abdelwahab El-Affendi est politologue soudanais, président et doyen du Doha Institute for Graduate Studies. Spécialiste des relations entre islam et démocratie, il a auparavant enseigné à l’université de Westminster (Londres), où il a dirigé le programme Democracy and Islam. Auteur de plusieurs ouvrages sur la politique arabe contemporaine et les crises du monde musulman, il a également travaillé comme diplomate et journaliste avant de se consacrer à la recherche.
Entre l’enfer et l’esclavage de l’ignorance
De El-Geneina à El-Fasher, de Khartoum au mont Olia, de Madani au Kordofan, du Nil Bleu à Sennar, les atrocités se succèdent : viols, enlèvements de femmes et d’enfants, recrutements forcés, crimes innombrables et indicibles.
Face à ce désastre, l’être humain, accablé par le sort et la cruauté d’oppresseurs ignorants, ne peut qu’être saisi d’effroi. La patrie, jadis refuge pour les familles, les voisins, les amis, s’est transformée en un enfer de peur et de supplices. Les habitants y sont affamés, humiliés, violés, dépouillés, traqués par la mort et l’injustice.
Mais le plus douloureux reste l’impuissance : ne pas pouvoir protéger ses enfants, son conjoint, sa mère ou ses sœurs ; fuir en abandonnant tout – biens, souvenirs, rêves – pour sauver sa vie, tout en affrontant d’autres souffrances sur le chemin.
Et le plus tragique encore : mourir de faim, non faute de nourriture, mais parce que des monstres vous empêchent d’y avoir accès. Comme à Gaza, où les camions remplis de vivres stationnent tout près, mais où les armes interdisent d’y toucher, pour humilier et priver du plus grand trésor : la dignité humaine. Car ces bourreaux ne veulent pas que tu vives libre, mais esclave. Et ils osent appeller cela la voie de la démocratie !
Il existe plusieurs formes d’esclavage, et la pire est celle de l’ignorance. Il existe aussi plusieurs types d’ignorance : celle des Mongols et des Barbares qui ont envahi Rome et le monde islamique ; celle de l’ère Trump, où un ministre affirmait que la vaccination relevait d’un complot diabolique ; celle des colonisateurs prétendant apporter la civilisation ; et celle du chef de la milice des FSR, Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hamidti, et de ses partisans – y compris ces « intellectuels » qui l’ont pris pour guide alors qu’il les surpasse en ignorance. Car le pire des savoirs est celui qui ne sert à rien.
À cela s’ajoute l’aveuglement de certains dirigeants arabes et étrangers qui ont vu en Mawlânâ (« notre maître ») Hamidti, autoproclamé cheikh et mufti, celui qui les délivrerait des « islamistes » du Soudan.
De la révolution à la désillusion
J’avais qualifié la révolution soudanaise de 2018 de première révolution laïque du monde arabe, avant même les révoltes irakienne et libanaise. Elle fut aussi l’une des plus populaires depuis l’indépendance, bénéficiant d’un large soutien international, africain, arabe et islamique. Même le Parti du congrès national, renversé, accepta de laisser la transition suivre son cours.
Mais le gouvernement civil issu de cette révolution gâcha ce capital politique en moins de deux ans : par le non-respect de ses engagements, son échec économique – symbolisé par la nomination de Hamidti à la tête de la commission économique –, et sa soumission au Conseil militaire comme à une rue anarchique dominée par l’extrême gauche. Il se soumit aussi à l’étranger : Abou Dhabi, Washington, Bruxelles, puis aux « comités de résistance ».
J’avais alors noté que cette période fut plus répressive, en matière de liberté d’expression, que celle d’Omar el-Béchir : les ministres d’Abdallah Hamdok, y compris Hamdok lui-même, n’osaient plus parler librement. Lors d’une conférence organisée par le Centre arabe de recherche et d’études politiques (ACRPS), aucun communiqué final ne put être publié : non par désaccord, mais par peur d’être accusé de trahison.
En trois ans, ce gouvernement accomplit un triste exploit : s’attirer la haine de la majorité des Soudanais – ce qui avait pris trente ans au régime d’el-Béchir. Cette débâcle s’explique par une incapacité totale à gérer l’économie et les services publics, par les coups portés à l’éducation – fermetures d’écoles et d’universités publiques, entraves aux établissements privés – et par le chaos dans les rues, bloquées par des groupes se réclamant du pouvoir.
Sur le plan politique, le gouvernement échoua à unir les forces civiles et s’appuya sur l’armée pour prolonger indéfiniment la transition. Aucune loi électorale, aucune commission, aucun recensement ne fut mis en place. La démocratie n’était pas à l’ordre du jour.
Le piège du populisme et le triomphe du mal
Toutes ces erreurs ont préparé le terrain du conflit actuel. Au lieu de progresser vers un régime civil, la classe dirigeante s’est enfoncée dans un populisme de façade, cherchant à imposer une domination sans partage. Une partie de la coalition conclut avec la milice un accord-cadre qui fit des FSR une armée parallèle, indépendante, au lieu de travailler à son intégration. Le plan visait à affaiblir l’armée pour la remplacer par la milice : autrement dit, leur conception de la démocratie revenait à placer une élite isolée sous la tutelle d’une force tribale, elle-même inféodée à un État étranger autoritaire.
Lorsque l’armée refusa ce plan, ils passèrent au « plan B » : écarter le commandement militaire. Leur slogan – « l’armée ou la guerre » – disait tout.
Mais dès les premières heures, leur projet s’effondra. La milice profita du chaos pour semer la terreur, piller, occuper les zones civiles maison après maison, et déplacer de force les populations. Les massacres d’El-Geneina furent planifiés de longue date ; ils éclatèrent la veille de l’attaque contre le QG des forces armées à Khartoum.
Ironie du sort : cette guerre fut présentée comme une tentative de restaurer le pouvoir civil et d’arracher le pays aux « islamistes ». Les politiciens rendaient le régime précédent responsable de tout : corruption, détournements, dissimulation. Mais leurs promesses non tenues se retournèrent contre eux.
La guerre inversa la donne : les atrocités des milices, devenues quotidiennes, touchèrent toutes les familles, tandis que leurs alliés civils continuaient de les défendre – alors même qu’ils en furent souvent les premières victimes.
Cette guerre, prétendument menée au nom de la démocratie et contre les islamistes, fut en réalité l’œuvre de forces politiques marginales, incapables de remporter dix sièges au Parlement, mais profitant d’une popularité éphémère. Les islamistes, eux, étaient déjà déchus et discrédités.
La guerre a anéanti la crédibilité de ceux qui l’avaient planifiée, d’autant qu’ils ont continué à justifier les atrocités. Pendant ce temps, la soi-disant « Quadripartite » – coalition obsédée par l’idée d’éradiquer les islamistes, quitte à anéantir tout un peuple à Gaza ou au Soudan – plaide pour une « paix » incluant l’intégration des milices au pouvoir et leur financement par le trésor public.
Cette organisation criminelle a déjà déplacé la moitié de la population soudanaise : de l’ouest du Darfour à Khartoum, à l’État d’Al-Jazira, puis à El-Fasher et dans tout le Darfour. Si elle triomphe, elle déplacera l’autre moitié.
Il n’y aura pas de paix tant que cette milice existera. Les Soudanais n’ont d’autre choix que de s’unir pour l’en chasser ; les pays arabes et la communauté internationale doivent les soutenir. Le monde ne peut absorber quarante millions de réfugiés supplémentaires venus d’un pays qui était déjà, avant tout cela, le principal refuge d’Afrique.
Les islamistes soudanais doivent tirer les leçons de cette tragédie et unir le front national. Quant à ceux qui ont misé sur la « démocratie » promise par Hamidti, qu’ils rejoignent ce front – s’ils ne veulent pas manquer la prière de l’asr à El-Fasher, ni subir la « démocratie » dont parlent certains : celle qui aurait profité aux patients de l’hôpital saoudien d’El-Fasher, dans une ville que 250 000 habitants ont déjà fuie.
Article publié en arabe sur al-Araby al-Jadeed