Quand le régime est tombé, un bonheur immense m’a envahi. Ce n’était pas une simple joie, mais une sensation bouleversante, comme si je respirais pour la première fois. J’avais l’impression de vivre une scène irréelle, une sorte de souhait longtemps impossible qui se réalisait enfin. Ce jour-là, j’ai écrit dans mon carnet : « C’est trop beau, presque incroyable. » Cette phrase spontanée résumait peut-être tout : l’émotion qui m’habitait et les espoirs immenses que je plaçais dans ce moment.
Mais il n’a pas fallu longtemps pour qu’un nuage épais vienne obscurcir cette lumière. L’euphorie s’estompa peu à peu, remplacée par une inquiétude sourde et une attente mêlée de prudence. Le pays semblait suspendu à une question ouverte : Et maintenant ? Beaucoup d’amis sont entrés dans les structures du « nouveau régime », certains avec de bonnes intentions, d’autres par opportunisme manifeste. Quant à moi, je suis resté en retrait, comme à mon habitude, observant avec précaution. Je me suis demandé : ont-ils raison ? Ou bien suis-je dans l’erreur avec mes doutes ?
Les signes de déviation ont commencé à apparaître, d’abord par des événements isolés, puis par des transformations plus profondes, plus graves. Peu à peu, ce que je redoutais prenait forme, au détriment de ce que j’espérais. La révolution ne semblait plus aller vers la justice et la citoyenneté, mais vers le remplacement d’un pouvoir par un autre. Comme si nous n’avions pas voulu la fin de la tyrannie, mais juste le changement de visage du tyran.
Le problème ne résidait pas seulement dans l’ascendant de la « majorité » sur la « minorité », mais dans la reproduction du même esprit d’exclusion. La logique du rapport de force demeurait, même si la couleur et le slogan changeaient. Comme l’a dit Frantz Fanon : « Le pire dans le colonialisme, c’est que ses enfants, une fois libérés, l’imitent pour diriger le pays. »
C’est précisément ce que je craignais : voir le langage même de la révolution servir un nouveau pouvoir, au lieu d’être un levier d’émancipation pour tous.
Et ce n’est pas seulement le politique qui a déraillé. Sur le plan économique, des récits néolibéraux ont commencé à s’infiltrer, déguisés en slogans de modernisation et d’ouverture. On a vu apparaître un discours promouvant la privatisation totale du secteur public, la suppression des subventions « inefficaces », et la libéralisation de l’économie du « fardeau des pauvres » — comme si la révolution avait eu pour but de construire un marché, non une société ; de stimuler la consommation, pas la citoyenneté.
Cette orientation néolibérale semblait tout droit sortir des bureaux de la Banque mondiale, et non des rues syriennes où les gens s’étaient soulevés pour le pain et la dignité. Comme l’a écrit le penseur David Harvey : « Le néolibéralisme n’est pas qu’un projet économique, c’est un projet de reconfiguration du pouvoir, au profit d’une minorité, sous couvert de modernité. » Et c’est ce que je voyais se dérouler sous mes yeux : un nouveau système naissant, mais qui ne profitait qu’à certains, reproduisant les inégalités sociales sous une nouvelle forme.
Salam Kawakibi
Chercheur en science politique, Salam Kawakibi est l’actuel directeur du CAREP Paris, il était auparavant l’ancien directeur adjoint à l’Arab Reform Initiative.
Diplômé de troisième cycle en sciences économiques, relations internationales et sciences politiques des universités d’Alep et Aix-en-Provence, il occupe les fonctions de chercheur principal de 2009 à 2011 à la faculté de sciences politiques de l’université d’Amsterdam. De 2000 à 2006, il dirige l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) à Alep. Il est membre du conseil consultatif de la Fondation assemblée des citoyens et citoyennes de la Méditerranée (FACM) et et membre du conseil administratif de l’association “The Day After” pour une Syrie démocratique. Il est aussi membre du conseil consultatif de l’organisation Ettijahat-Independent Culture.
Au nom de « l’efficacité », on a démantelé les institutions qui, malgré leur faiblesse, soutenaient les plus pauvres. Au nom de « l’investissement », on a permis aux capitaux, même issus de l’ancien régime, de contrôler les décisions. Même le débat culturel sur la signification de l’économie a disparu ; on ne parle plus qu’en chiffres, jamais au nom des gens. Il semble qu’il y ait une volonté acharnée d’éclipser la justice sociale, comme on a auparavant écarté la justice politique.
Au cœur de ce débat complexe autour du pouvoir, de la justice et de l’appartenance, émerge le besoin d’un mode de gouvernance garantissant un minimum d’équité pour tous, sans exclure ni soumettre quiconque à des critères religieux ou confessionnels. C’est ici qu’apparaît l’idée de l’État laïque – non pas comme une position contre la religion, mais comme une formule pour empêcher l’ingérence du religieux dans le politique, et vice versa. Séparer les pouvoirs religieux et politiques ne signifie pas ôter à la vie publique sa dimension morale. Cela permet, au contraire, qu’elle subsiste dans la conscience et les comportements des gens, à l’abri de l’exploitation et de la contrainte. Le respect des religions ne s’impose pas d’en haut ; il se construit par la liberté de croyance et l’égalité des citoyens, quelle que soit leur appartenance. Nous avons besoin d’un État qui ne demande pas à son citoyen : « Qui es-tu ? » mais : « Quels sont tes droits ? Et tes devoirs ? »
La trahison n’est pas seulement venue des élites qui ont pris le pouvoir, mais aussi de la trajectoire générale qu’a prise la révolution, et de notre incapacité collective à résister aux dérives. Nous sommes devenus prisonniers de deux récits : l’un glorifiant le passé et cherchant à le ressusciter, l’autre sanctifiant un « avenir » à l’occidentale, sans tenir compte du contexte local. Entre les deux, la véritable voix de la révolution s’est perdue.
Et pourtant, malgré les déceptions, l’espoir ne s’est pas totalement éteint. Il y a encore dans ce pays des gens qui croient que l’avenir ne se construit ni par l’exclusion ni par l’exploitation politique des blessures, mais par la reconnaissance de chaque composante de la société. L’ouverture culturelle et politique, la justice sociale, la participation collective restent possibles si la volonté et la vision sont là.
Comme l’a écrit Mahmoud Darwich : « Ce long chemin m’a appris… à marcher jusqu’au bout du rêve. »
C’est exactement ce à quoi nous devons nous accrocher maintenant : avancer, même lentement, vers ce premier rêve. Non pas comme une illusion romantique, mais comme une nécessité historique, indispensable pour que ce pays survive. Il nous faut peut-être briser cette logique binaire qui nous a enfermés entre deux choix : un ancien despotisme que nous avons renversé, ou un nouveau despotisme que certains souhaitent instaurer ; une économie corrompue ou une économie prédatrice. L’avenir ne se construira ni par ceux-là ni par ceux-ci, mais par une vision inclusive, qui croit en la diversité sans la craindre, fondée sur la participation et la justice – pas sur les privilèges individuels.
Il est encore possible de rêver d’une Syrie qui soit à la fois « très belle… et crédible ». À condition d’avoir le courage de reconnaître nos fautes, la sincérité d’en faire le bilan, et l’audace d’affronter les vagues hautes.