Les élections turques de mai 2023 ont été observées avec beaucoup d’attention en Europe, compte tenu du rôle que joue Ankara dans les relations entre l’Occident et la Russie depuis la guerre en Ukraine. L’attention n’était pas moins soutenue dans une bonne partie du monde arabe, puisque la Turquie pèse de plus en plus dans les dynamiques moyen-orientales.
Sur la scène politique intérieure, ces scrutins ont pris la forme d’un référendum « pour ou contre » le maintien d’Erdogan à la tête du pays. En place depuis plus de vingt ans, un renversement au profit de l’opposition aurait sans doute fortement perturbé les orientations intérieure et extérieure du pays. Les peurs du changement ont sans doute nourri une partie du vote Erdogan, par crainte de la déstabilisation. Il n’en sera rien, puisque le peuple a reconduit Erdogan pour un troisième mandat présidentiel.
Mais cette apparence de continuité peut masquer des évolutions à l’œuvre, surtout en matière de politique extérieure. Le présent article propose d’étudier la dimension arabe de ce que sera la politique erdoganienne pour les années à venir, en mettant la focale sur la crise syrienne et les bouleversements qu’a connus la région depuis les printemps arabes.
Peut-on parler d’une politique arabe de la Turquie ?
Bayram BALCI
Bayram Balci est chercheur au CERI, Sciences Po Paris. Il a été chercheur et directeur à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) à Istanbul entre 2017 et 2022.
La diversité, l’étendue et la fragmentation du monde arabe permettent difficilement de parler d’un seul et unique espace monolithique. De plus, la Turquie entretient des rapports différenciés avec chaque pays, en fonction de sa proximité géographique, historique, politique ou idéologique. De fait, il serait erroné de parler d’une politique arabe de la Turquie[1]. Toutefois, une tendance générale se dessine depuis quelques années et interroge le positionnement de la Turquie sur la scène régionale.
En ce qui concerne le Maghreb, les liens entre la Turquie et l’Afrique du Nord, c’est-à-dire avec l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, et la Libye, voire l’Égypte, s’inscrivent dans une continuité, plutôt positive et équilibrée, sur laquelle ces élections de mai 2023 ne semblent pas avoir eu d’influence. Depuis qu’elle existe, la République de Turquie a presque toujours été en bons termes avec ces États, dont les élites et les populations gardent une image et une représentation positive de la Turquie et de l’Empire ottoman. Car bien que sous domination ottomane, à l’exception du Maroc, ces provinces éloignées du centre, ont toujours bénéficié d’une large autonomie et n’ont pas connu la période violente et répressive qui secoua la fin de l’empire. Dans ses provinces du Machrek, la révolte arabe soutenue par les Occidentaux a fait l’objet d’une dure répression encore présente dans la mémoire collective des populations. Au Maghreb, la domination ottomane fut moins marquée, et le retrait de l’empire moins violent, ce qui explique en partie la bonne image dont bénéficie la Turquie actuelle. Au Machrek, le poids du passé a laissé une grande fracture, que la Turquie a éprouvé plus de difficultés à surmonter pour bâtir des relations équilibrées, notamment avec la Syrie, l’Irak, la Jordanie et le Liban.
Pour la période plus récente, l’AKP (Parti de la justice et du développement), accédant au pouvoir en 2003, a su, toute une décennie durant, améliorer les relations avec la plupart de ses voisins, du moins jusqu’à ce que la révolution syrienne éclate. Cette révolte pacifique et démocratique à ses débuts a en effet sombré dans une guerre civile avec des implications régionales à cause de la réponse barbare du régime. N’ayant pu convaincre Bachar al-Assad de faire des réformes pour un compromis avec les manifestants, la Turquie s’implique militairement dans l’opposition désormais armée, et, de la sorte, cette ingérence directe est venue ruiner une bonne partie de la politique arabe de la Turquie, sans parler des effets néfastes sur sa politique intérieure. La montée en puissance de L’État islamique et du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) à la faveur de la guerre civile en Syrie a crispé le pouvoir sur une réponse politique sécuritaire et une réaction militaire belliqueuse.
Cependant, avec « l’autre monde arabe », celui des monarchies du Golfe, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et du Qatar, les relations, durant toute la période républicaine, ont été aussi assez équilibrées. Mais, ces dernières années, les rivalités internes entre les États du Golfe où la Turquie a pris la défense de son allié le Qatar, et la guerre en Syrie où la Turquie et ces États n’ont pas eu le même rôle, ont à nouveau compliqué les liens entre Ankara, Riyad et Abu Dhabi. En revanche, les relations turco-qataries sont restées excellentes à tous les niveaux.
À la veille des élections de mai 2023, les liens de la Turquie avec ces trois espaces arabes, Afrique du Nord, Machrek, et États du Golfe se caractérisent de la manière suivante :
En Afrique du Nord, depuis son arrivée au pouvoir, l’AKP a su créer des relations équilibrées avec tous les pays de la région, en parvenant même à rester neutre dans le différend algéro-marocain à propos du Sahara occidental. Mais la Turquie est plus particulièrement en bons termes avec la Libye, où l’engagement militaire d’Ankara a été salvateur pour le gouvernement légitime libyen reconnu par les Nations unies[2]. Aussi, c’est naturellement dans ce pays plutôt que chez les voisins que les élections turques ont suscité le plus grand intérêt, la crainte étant qu’une défaite de l’AKP ne vienne remettre en question l’engagement turc en Libye.
Avec les pays du Golfe, la Turquie s’emploie à l’amélioration de ses relations avec les États qui ne partagent pourtant pas sa vision régionale. Avec l’Arabie saoudite, la divergence sur le dossier syrien a mis en lumière des intérêts nationaux opposés. Il est bien loin le temps où, durant les premières années de la crise syrienne, Ankara et Riyad appelaient d’une seule voix la chute de Bachar al-Assad. Très vite, les Frères musulmans sont venus les diviser. En effet, alliés politiques et idéologiques pour Erdogan, les Frères musulmans incarnent tout ce que méprise la maison des Saoud, pour qui l’idée même d’élection, centrale dans l’idéologie frériste, est insupportable pour les dirigeants saoudiens, mais aussi émiratis[3]. Dans cette guerre froide au sein du monde arabe, le Qatar, particulièrement isolé, s’étant rangé du côté des rebelles syriens et notamment auprès des groupes islamistes, eut à subir un blocus aérien et terrestre strict imposé par l’Arabie saoudite et les EAU. Il put surmonter cette épreuve grâce à sa diplomatie, à ses médias, au soutien des États Unis, mais aussi grâce à l’aide cruciale de la Turquie, y compris sous forme de dissuasion militaire, ce qui a exacerbé davantage les tensions d’Ankara avec l’Arabie et les EAU. Enfin, précisons que la Turquie entretenait aussi des liens compliqués avec les Émirats à cause de leur soutien, supposé et en tout cas difficile à vérifier, à la tentative de coup d’État en Turquie contre Erdoğan[4]. Quant à l’Arabie saoudite, elle était particulièrement dans le viseur d’Ankara depuis l’affaire Jamal Khashoggi, ce journaliste dissident assassiné au consulat saoudien à Istanbul[5].
Pourtant, à la veille des élections de mai 2023 déjà, un processus de normalisation avait été amorcé. En effet, dix ans d’enlisement dans la crise syrienne ont fini par ronger les antagonismes. Les Frères musulmans ne sont plus, la crise économique fragilise la société turque de l’intérieur, et la résignation face au maintien de Bachar al-Assad force au pragmatisme. Ainsi, dès avant les élections, Erdogan avait-il pris plusieurs mesures pour permettre le retour à des relations plus apaisées avec les monarchies du Golfe, et même avec l’Égypte. En effet, alors qu’il l’avait traité de criminel et qu’il avait juré de ne jamais reconnaître son pouvoir à la tête de l’Égypte, le président Erdogan a été contraint de se déjuger et d’aller serrer la main du général Abdel Fattah al-Sissi, ouvrant la voie à une normalisation entre Ankara et Le Caire. Par cette stratégie de réconciliation avec l’Égypte, la Turquie espère sortir de son isolement dans la région, mais aussi en Méditerranée où la Grèce, Chypre et Israël avaient monté une alliance anti-turque avec le soutien de l’Égypte d’al-Sissi pour l’exploitation des gisements gaziers nouvellement découverts.
Au Machrek, la relation entre la Turquie et le monde arabe est complètement accaparée par la question syrienne, dont la complexité pour la Turquie exige un traitement à part.
L’épine diplomatique de la question syrienne
Depuis une dizaine d’années, évoquer la politique turque au Moyen Orient et dans le Monde arabe revient presque exclusivement à aborder le positionnement d’Ankara dans la crise syrienne. Cette dernière entraîne des répercussions qui dépassent le cadre de la relation turco-syrienne puisqu’elle a impacté tout le monde arabe, et même l’ordre international dans une certaine mesure, compte tenu de la manière dont le président russe s’en est emparé pour défier les Occidentaux et soutenir Bachar al-Assad, quand ces derniers souhaitaient son départ. La crise syrienne exerce aussi des pressions entremêlées sur la vie politique intérieure turque et sur la société turque, autant que sur sa politique étrangère[6]. Pour le comprendre, rappelons qu’à la veille de la révolution syrienne en 2011, s’inscrivant directement dans la dynamique des printemps arabes, la Syrie est le meilleur voisin de la Turquie. La bonne entente entre les deux pays constitue le meilleur exemple de la « politique turque de zéro problème avec les voisins » promue par Ahmet Davutoglu qui fut conseiller, ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre d’Erdogan entre 2002 et 2016. En effet, alors qu’elles avaient été désastreuses des décennies durant (contentieux territorial, idéologique, accueil du PKK en Syrie), dès son arrivée au pouvoir, Erdogan s’emploie à rendre les relations bilatérales excellentes à tous les niveaux : économique, politique, et même stratégique. Au moment où éclate la rébellion en Syrie, Erdogan est particulièrement embarrassé car la relation avec ce voisin est précieuse. Souvent critiqué par ses adversaires pour sa politique confessionnelle, turco-sunnite, il prouvait là le contraire en faisant preuve d’ouverture et en se positionnant au-dessus du clivage chiite/sunnite. Par là même, il redorait de fait son image auprès de la composante alévie de sa population, cousine sympathisante du pouvoir syrien alaouite[7]. De plus, longtemps base de repli du séparatisme kurde du PKK, la Syrie de Bachar al-Assad avait cessé son soutien à la guérilla kurde dans le cadre de cette politique d’ouverture avec Erdogan. Économiquement parlant, les liens sont dynamiques, à tel point que les deux pays étaient proches de la signature d’un accord de libre-échange. Aussi, compte tenu de ces considérations, on se demande encore aujourd’hui pourquoi Erdogan a pris le risque de mettre en péril ces avantages et acquis, prenant fait et cause pour la rébellion contre son ami et allié d’hier. En effet, malgré tous les avantages que procurait la bonne entente avec Bachar al-Assad, et après des mois d’hésitation, contraint par l’intransigeance et la violence du pouvoir syrien, Erdogan rompait avec le régime de Damas, convaincu que ce régime serait emporté par la dynamique des révoltes soutenues par ailleurs par d’autres voisins et alliés de la Turquie. Ce retournement dans la politique turque vis-à-vis de la Syrie a été massif, brutal et sans retour : la Turquie ne s’est pas contentée de couper ses liens avec la dictature sanguinaire d’Assad, elle est devenue le plus solide soutien politique, économique, et même militaire à toute l’opposition syrienne, y compris à sa composante radicale[8], car avec le temps, le départ coûte que coûte du dirigeant syrien semblait être la moins mauvaise solution pour la Turquie.
Or, la crise syrienne s’est transformée en guerre civile, opposant forces gouvernementales et rebelles, avec la forte intervention militaire ou appui financier d’États étrangers (Russie, Iran Turquie, Pays du Golfe) ou encore l’implication de milices non gouvernementales (principalement le Hezbollah, Wagner et le PKK). Quant à la Turquie, sa politique en Syrie eut pour conséquence l’arrivée sur son sol de près de 4 millions de réfugiés, et, plus grave, la résurgence à ses frontières de menaces anciennes (guérilla kurde du PKK) ou nouvelles (Daesh et assimilés) mettant en péril sa sécurité. Pour y faire face, Ankara a dû effectuer quatre interventions militaires sur le territoire syrien en continuant d’en occuper certaines portions avec le soutien de forces supplétives syriennes qui lui sont liées[9]. La crise syrienne qui promettait d’être brève, a happé la Turquie, en polarisant davantage la société turque déjà fortement divisée. Mais aussi, les choix faits par Erdogan dans cette crise ont eu des effets majeurs sur la politique étrangère turque. Ils ont distendu les liens avec les partenaires occidentaux traditionnels et rendu inévitable un rapprochement avec la Russie, pourtant « ennemie traditionnelle » de la Turquie et en forte divergence avec elle en Syrie. Ainsi pour ces multiples effets sur la Turquie, la question syrienne était-elle centrale dans la campagne électorale turque.
D’abord, la présence de quatre millions de réfugiés syriens a été un sujet de polarisation au sein de la société et de la classe politique turques. Alors que leur présence était initialement perçue comme provisoire, prévaut aujourd’hui le sentiment que finalement leur installation dans les villes turques est définitive. Avec l’aggravation de la dérive autoritaire dans le pays, mais surtout la crise économique générale, la société turque ne regarde plus les réfugiés syriens avec un œil bienveillant et compatissant[10]. À l’heure de tous les maux – insécurité, menaces extérieures, inflation – le bouc émissaire étranger est une proie facile. Face à ce sentiment anti-syrien, le pouvoir d’Erdogan a adopté une politique complexe, mêlant solidarité et intégration envers des frères de religion tout en promettant de favoriser leur retour volontaire dans des régions de Syrie que la Turquie allait sécuriser et développer. Dans le camp adverse, le front d’opposition s’est montré encore plus hostile : depuis le début de la crise syrienne, la droite extrême, le centre et la social-démocratie incarnée par le principal parti d’opposition, le Parti Républicain du Peuple, ont prôné le renvoi pur et simple des Syriens dans leur pays, à travers une politique de réconciliation officielle de la Turquie avec la Syrie de Bachar al-Assad. Rappelons que d’une manière générale, les milieux kémalistes en Turquie, les défenseurs acharnés de la laïcité, l’extrême gauche, ont toujours été proches d’Assad.
De la même manière, à la veille des élections, la question syrienne était également très présente dans la politique extérieure turque. L’opposition promettait, depuis plusieurs années, une normalisation immédiate et complète avec le régime syrien. Pour des raisons à la fois politique et confessionnelle, l’opposition à Erdogan n’a jamais accepté la prise de position de la Turquie contre le régime de Bachar al-Assad, que certains courants de la vie politique turque considèrent comme le vrai rempart contre l’islamisme. Quant à Erdogan et à ses alliés politiques, après avoir été de fervents opposants à toute forme de dialogue et de normalisation avec le régime d’Assad, et après des années d’impasse en Syrie et de pressions fortes de la part de Poutine, ils se voient contraints de se ranger à l’idée d’une normalisation, sans toutefois la nommer ainsi.
Dans les faits, durant toute la campagne électorale, aussi bien l’opposition que le pouvoir envisageaient une forme de normalisation avec le voisin syrien. Mais ce dernier y met de telles conditions que ni le pouvoir d’Erdogan, ni son opposition ne sont en mesure de les satisfaire sans égratigner l’intérêt national. L’un et l’autre camp en sont restés au stade de la posture électoraliste. En effet, Damas exige le retrait complet des forces armées turques de Syrie, d’Afrin et des autres enclaves qu’elle occupe et la cessation de toute forme d’aide aux groupes rebelles syriens. Sur ces questions, et selon les renseignements turcs et syriens, le dialogue entre Ankara et Damas aurait déjà repris depuis plusieurs mois, voire quelques années. L’enlisement turc en Syrie, qui avait apparemment affaibli Erdogan, n’a pas été sanctionné par les urnes. Au contraire, il en sort renforcé pour son troisième mandat, et à en juger par les mesures de realpolitik engagées dès avant l’élection, Erdogan inaugure une nouvelle donne pour la politique turque en Syrie, et ailleurs dans le monde arabe.
Erdogan III : l’avènement de la realpolitik turque
Après avoir été totalement chamboulée, en grande partie du fait de la crise syrienne, la politique turque envers le monde arabe amorce un renouveau que la victoire aux élections permet de mener à terme. Le président Erdogan, fort de ses 52 % au second tour des présidentielles, et soutenu par un Parlement où son alliance politique dispose d’une forte majorité, a déjà entamé des visites pour réparer les relations abîmées par ses égarements.
Ce travail a commencé avec les monarchies du Golfe, une priorité pour la Turquie dont l’économie a besoin de soutien pour sortir du marasme dans lequel elle se trouve depuis maintenant trois ans. C’est dans cet esprit, que le président Erdogan a effectué une visite de trois jours, du 17 au 20 juillet, dans les trois monarchies du Golfe : Émirats Arabes unis, Arabie saoudite et au Qatar[11]. Si les relations sont bonnes avec le Qatar, ce travail de réparation est plus difficile avec les autres pays du Golfe, mais la diplomatie turque est visiblement sur le point de le réaliser. Le principal point de friction n’est plus là : le facteur Frères musulmans, qui avait été central dans la deuxième phase de consolidation politique des printemps arabes, ne bloque plus et n’empêche plus une normalisation des relations avec l’Arabie et les Émirats. L’affaire Khasshogi s’estompe, et la Turquie desserre la pression exercée sur l’Arabie. Enfin, la guerre froide entre les dynasties du Golfe ayant pris fin, la Turquie n’a plus besoin d’afficher ses divergences avec l’Arabie et les Émirats pour protéger le Qatar. Mais plus que les considérations politiques, c’est l’économie qui oblige Erdogan à revoir ses liens avec le pays du Golfe. Cherchant un remède rapide à la crise turque, le président fraîchement réélu a trouvé durant sa visite de trois jours les fonds et investissements qui permettront à la Turquie de respirer pour une courte période. Des accords pour environ 50 milliards de dollars d’investissements directs, ou à moyen terme, des Émirats en Turquie ont été signés. Mais surtout, Erdogan rentre avec des accords de coopération militaire importants, notamment pour la vente de drones, non seulement les classiques Bayraktar, mais aussi les tout nouveaux Akinci.
Avec l’Égypte, la dynamique de réconciliation suit la même logique. Elle imbrique réalisme politique et économique. Le soutien de la Turquie aux Frères musulmans et à Mohammed Morsi[12], et l’opposition de principe d’Erdogan au coup d’État du général Al-Sissi avaient été à la base de la rupture avec Le Caire. Aujourd’hui, il ne reste pas grand-chose de la force passée des Frères musulmans, et, la pression que l’Égypte exerce en Méditerranée aux côtés de la Grèce, Chypre et Israël, force la Turquie d’Erdogan à poursuivre sa politique de normalisation avec l’Égypte[13]. La visite du président Al-Sissi prévue en juillet 2023 a été reportée, mais déjà les relations diplomatiques sont rétablies et les ambassadeurs respectifs ont repris leurs fonctions.
Avec l’Afrique du Nord, la Turquie aura la même politique de dialogue que celle entretenue avec ses partenaires, y compris avec la Tunisie. Dans cette partie du monde arabe, c’est avec la Libye que la diplomatie d’Erdogan tâchera de poursuivre le même investissement au profit du gouvernement légitime, contre le pouvoir du sécessionniste Khalifa Haftar. Pour Ankara, la relation avec Tripoli est cruciale, car elle lui permet de défendre ses intérêts en Méditerranée, et d’avoir un levier contre la Russie dont elle se méfie malgré l’apparente entente entre Erdogan et Poutine.
Quant à l’avenir des relations avec la Syrie, elles sont d’une telle importance à tous les niveaux, notamment sécuritaires et géopolitiques, qu’il ne faut pas s’attendre à un changement rapide et profond à court terme. Pour Ankara, la question kurde demeure centrale, devant celle des réfugiés et l’avenir des forces rebelles syriennes qu’elle soutient depuis dix ans et qu’elle ne peut délaisser sans en mesurer les diverses conséquences politiques et militaires. Aussi, la principale exigence de Bachar pour une normalisation complète avec la Turquie, à savoir le retrait total de l’armée turque de Syrie et l’arrêt de l’aide à la rébellion, se heurte à diverses difficultés dont Ankara ne peut faire l’impasse. En effet, la normalisation complète s’avère impossible pour au moins deux raisons.
D’abord, se retirer de Syrie signifierait laisser le champ libre au PKK pour créer une zone autonome aux portes de la Turquie. C’est inenvisageable pour Ankara. Malgré les prétentions américaines et européennes, le PKK est le véritable maître tutélaire de la zone contrôlée par les forces démocratiques syriennes. Cette entité autonome aurait de lourdes répercussions sur les revendications autonomistes kurdes de Turquie.
De plus, un retrait de Syrie sans qu’un gouvernement central fort et non hostile à la Turquie ne se mette en place à Damas – illusoire à ce stade – risque, selon Ankara, d’engendrer un nouveau flux de réfugiés. Si demain l’armée turque venait à se retirer de Syrie, c’est sa force de dissuasion qui cesserait d’exister et ouvrirait la voie au retour des forces de Bachar al-Assad, et, par voie de conséquence, à une nouvelle vague de réfugiés. En effet, en Syrie la population, qui échappe au contrôle de Bachar, ne lui fait pas confiance pour accepter son retour dans des territoires où il est absent depuis plus de dix ans. Mais aussi, pour Ankara, maintenir une autorité politique dans certaines enclaves en Syrie est aussi une façon de rassurer, ou de faire croire, à sa propre population, qu’elle envisage le renvoi chez eux de réfugiés syriens. Or, en réalité, Erdogan comme son entourage, et même une partie de l’opposition turque, comprennent bien que les réfugiés syriens, dans leur grande majorité, sont voués à rester en Turquie. Non seulement la plupart ont pris racine en Turquie depuis plus d’une décennie, mais ils constituent une main-d’œuvre peu onéreuse cruciale pour des entreprises agricoles ou industrielles turques.
Conclusion
Comprendre la politique d’Erdogan vis-à-vis du monde arabe exige de la replacer dans son contexte historique récent. Héritée de Mustafa Kemal Atatürk et de la plupart de ses successeurs qui voulaient résolument arrimer la Turquie à l’Occident, en se désintéressant de l’Orient et notamment du monde arabo-musulman, la politique extérieure turque a opéré un changement de cap sous l’impulsion d’abord de Turgut Ozal durant sa décennie de pouvoir, entre 1983 et 1993, mais surtout plus récemment sous Recep Tayyip Erdogan. Porté par une grande ambition régionale et jouant de l’ordre naturel des choses, il a mis en exergue la proximité géographique et l’appartenance commune à la civilisation islamique, pour raviver l’intérêt vers le monde arabe, tout comme il a en parallèle œuvré à considérablement améliorer l’image des Arabes en Turquie. Toutefois, la guerre en Syrie est venue mettre un vrai frein à cette politique, tout au moins avec ceux qui ont décrié son engagement en Syrie.
Or, la réélection d’Erdogan va permettre de relancer cette dynamique turco-arabe, avec une politique pragmatique qui porte déjà ses fruits.
En Afrique du Nord, le dialogue est rétabli, ce qui permet à la Turquie d’être en bons termes avec les quatre pays de la région : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye. On peut désormais y ajouter l’Égypte après une rupture de dix ans.
Avec les monarchies du Golfe, c’en est fini des querelles et divergences avec Ankara sur la question de la guerre en Syrie ou des Frères musulmans. Le commerce et la coopération militaire de plus en plus importants ouvrent de nouvelles perspectives entre la Turquie et ces monarchies.
Il ne reste plus que la Syrie où la logique de normalisation entre Ankara et Damas annoncée par la Turquie demeure semée d’embûches. Or celles-ci, assez inextricables, n’offrent pour l’heure aucun espoir, ni à court, ni à moyen terme et pourraient freiner pour longtemps les ardeurs régionales de la Turquie.
Notes :
[1] Jean-Paul Burdy, « Le cheminement complexe des nouvelles relations turco-arabes », Hérodote, N°148, 2013, pp. 8-22
[2] Mühittin Ataman, « In every field, Turkey and Libya take steps for future », SETA, URL : https://www.setav.org/en/in-every-field-turkey-and-libya-take-steps-for-future/
[3] Cathrin Schaer, « Turkey and the Gulf states: A complicated relationship », Deutshc Welle, URL : https://www.dw.com/en/turkey-and-the-gulf-states-a-complicated-relationship/a-66236291
[4] Tom Wheeldon, « Why Turkey is backing Qatar in Gulf diplomatic crisis », France 24, URL : https://www.france24.com/en/20170625-why-turkey-backing-qatar-diplomatic-crisis
[5] Bayram Balci, Jean-Paul Burdy, « L’affaire Khashoggi, quelles implications régionales et internationales pour la Turquie ? », Les Études, Février 2019, N° 4257, pp. 7-18
[6] Gönül Tol, Erdoğan’s War, A Strongman’s Struggle at Home and in Syria, Hurst, 2022
[7] En Turquie les musulmans sunnites (Turcs, Kurdes ou Arabes) constituent 80 % de la population, les 20 % autres (Turcs, Kurdes ou Arabes) appartiennent à divers courants du chiisme, appelé courant alévi en Turquie. Le clivage sunnite/alévi était déjà facteur de division sous l’empire ottoman. L’instauration d’un État laïc par Atatürk n’a pas mis fin à cette dichotomie, puisque la République a été davantage aux mains des Sunnites que des Alévis qui ont toujours le sentiment d’être marginalisés. Erdogan, plus que les autres dirigeants turcs, venant de l’islam politique, a été critiqué pour sa politique sectaire, pro sunnite et méprisante envers les Alévis. Pour casser cette image il a entrepris une politique d’ouverture vers les Alévis, qui a été plus ou moins convaincante, mais la guerre en Syrie a réanimé ce clivage entre Sunnites et Alévis. Ces derniers ont eu tendance à percevoir la politique d’Erdogan excessivement sous le prisme du sunnisme/alévisme, avec une nette prise de position pour Bachar perçu comme le meilleur défenseur des minorités religieuses.
[8] Semih Idiz, « Is Turkey arming radical groups in Syria? », Al-Monitor, URL : https://www.al-monitor.com/originals/2015/05/turkey-syria-aiming-radical-groups-shipping-weapons.html
[9] Salim Çevik, « Turkey’s Military Operations in Syria and Iraq », Stiftung Wissenschaft und Politik, URL : https://www.swp-berlin.org/10.18449/2022C37/
[10] Rodayna Raydan, « ‘Who am I? I’m a human being!’: The violent rise of anti-Syrian racism in Turkey », The New Arab, September 2022, URL : https://www.newarab.com/analysis/violent-rise-anti-syrian-racism-turkey
[11] Andrew Wilks, Turkish President Erdogan visits Gulf Arab states, seeking funds for ailing economy, Associated Press, July 2023, URL : https://apnews.com/article/turkey-erdogan-gulf-saudi-uae-qatar-8fa285fcb3bb66152c0d6d89a0474a98
[12] Président élu démocratiquement par le peuple égyptien dans le contexte des printemps arabes et qui avait été très soutenu par la Turquie d’Erdogan
[13] Associated Press, « Turkey and Egypt reappoint ambassadors and end years of tensions between the regional powers », URL : https://apnews.com/article/turkey-egypt-reappoint-ambassadors-9060f3b61e4d01a5c21fdb905f8c09a3