Compte-rendu du séminaire du 28 novembre 2018
Le Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (Carep Paris) a tenu mercredi 28 novembre son séminaire inaugural dans la salle de conférences du Musée des arts et métiers. Répondant aux objectifs affichés par le Centre qui vise, selon les mots de son directeur Salam Kawakibi, à dépasser « la rupture entre savants arabes et européens », des chercheurs et intellectuels des deux rives de la Méditerranée étaient réunis pour multiplier les perspectives et apporter des éclairages complémentaires sur une même problématique au caractère emblématique puisqu’il s’agissait d’explorer les relations arabo-européennes. Le discours sur les dynamiques politiques qui animent ces relations est trop souvent parasité par des considérations politiciennes, la relation à l’autre servant facilement de bouc émissaire dans les débats internes de chaque pays. Ces dynamiques doivent donc être étudiées de manière dépassionnée et rationnelle. Dans cette perspective, François Burgat, professeur émérite au CNRS et président du CAREP Paris, a rappelé que l’enjeu de cette démarche était de « relier des failles, pour ne pas dire des fractures ».
Durant les cinq dernières décennies, les relations arabo-européennes n’ont cessé de se renouveler au gré des configurations étatiques et des différentes stratégies politiques à l’œuvre. Le conflit israélo-palestinien a longtemps constitué un axe central de ces relations, avant d’être en partie éclipsé par d’autres questions régionales pour lesquelles les États-Unis jouent un rôle prépondérant par rapport à celui de l’Europe. Tarek Mitri, ancien ministre libanais, distingue ainsi « deux moments ». Tout d’abord, celui d’une tentative de dialogue plus ou moins heureuse mais toujours dans l’optique d’un bien commun. Alors que dans les années 1950, les Européens suivaient une politique de soutien inconditionnel à Israël, la guerre de 1967 provoque une amorce de rééquilibrage, sous l’impulsion de la France qui défend avec détermination l’application de la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (ONU), et qui entame un dialogue pour se rapprocher des États arabes. Les États européens se rallient progressivement à cette position et, dans une série de déclarations aboutissant à la déclaration de Venise en 1981, finissent par afficher un soutien univoque aux droits nationaux du peuple palestinien. Ils appellent à la fin de l’occupation et de la colonisation tout en exprimant leur préférence pour un règlement global du conflit, en opposition à l’approche américaine fondée sur la conclusion de paix séparées entre les différents États arabes et Israël, comme cela s’est fait avec l’Égypte en 1978. Un tournant s’opère cependant lors de la décennie 1980. Le conflit libanais (1975-1990) et la guerre Iran-Irak (1980-1988) éclipsent la question palestinienne, révélant les divisions du monde arabe et les limites de l’influence européenne. La guerre du Golfe (1990-1991), concomitante de l’effondrement de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), est alors l’occasion pour les États-Unis d’affirmer un rôle prééminent dans la région.
Dans un second temps, afin de relancer l’idée d’un partenariat méditerranéen, la conférence de Barcelone de 1995 tente de reconstruire une zone d’intérêts partagés. Mais sur les trois volets économique, politique et socioculturel, seul le premier est véritablement au centre des discussions. Ce déséquilibre condamne l’enclenchement de toute dynamique vertueuse. Il se retrouve dans le caractère trop technique des projets lancés par l’Union pour la Méditerranée en 2008 sous l’impulsion du président Sarkozy, qui néglige elle aussi les dossiers politiques épineux. Cette impasse s’explique en partie par l’absence de cohérence de la politique européenne. L’élargissement de l’Union européenne (UE) a affaibli son unité et les nouveaux membres d’Europe de l’Est sont souvent plus atlantistes que les membres fondateurs. Ils ne parviennent à s’accorder que sur la dimension sécuritaire qui focalise les regards sur les questions de terrorisme et de gestion des flux migratoires, dans une approche trop unilatérale. C’est sous cet angle que sont appréhendés les soulèvements de 2011, si bien que les Européens adoptent une politique essentiellement attentiste et déclaratoire à l’égard des répressions. Ils peinent désormais à trouver des interlocuteurs parmi les États faillis et les régimes aux abois du monde arabe.
Les relations arabo-européennes semblent donc au point mort, comme enlisées. Pourtant, le voisinage est une réalité que personne ne peut se permettre d’ignorer, sous peine de demeurer prostré dans un dangereux déni. Sans doute faut-il revenir aux questions fondamentales : quels sont les enjeux des transitions démocratiques arabes pour l’Europe ? Quel rôle l’UE a-t-elle joué dans certains processus de changement démocratique dans les pays arabes ? Quelle est la nature des relations socioéconomiques entre les deux rives de la Méditerranée aujourd’hui ? Et finalement, qu’est devenue la cause palestinienne aux yeux de l’Europe ?
L’Europe et les enjeux des transitions démocratiques dans le monde arabe
Selon Guillaume Klossa, le fondateur du think tank européen EuropaNova, il n’est pas possible de comprendre la crise qui affecte les relations arabo-européennes sans les replacer dans le contexte global d’un « monde qui traverse une période de transformation radicale telle qu’il n’en n’a pas connue depuis la Renaissance ». Les progrès fulgurants réalisés dans le domaine des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives (NBIC) remettent en cause les principes régissant le fonctionnement des sociétés humaines dans leur ensemble. D’un côté, ils provoquent une crise existentielle en soulevant des questions éthiques liées à l’intelligence artificielle et au développement des idées transhumanistes. De l’autre, ils bouleversent le système mondial en modifiant en profondeur l’économie, de la finance à l’organisation internationale du travail, faisant apparaître sur la scène internationale de nouveaux acteurs majeurs comme la Chine. En période de transition, de passage d’un état stable à un autre, le délitement est inévitable. Chacun cherche de nouveaux repères et il devient difficile de trouver des réponses collectives aux nouveaux défis.
Il convient dans ce contexte de noter la résilience de l’UE en termes de politique intérieure, même si cela ne va pas sans difficultés. Le traité de Lisbonne de 2007 a apporté des solutions aux blocages institutionnels, l’intégration financière est avancée, et même la politique de défense commune fait toujours l’objet de vives discussions pour trouver les moyens d’affronter les nouveaux défis géopolitiques. En revanche, la politique extérieure de l’UE est plus affectée. Elle est trop motivée par des préoccupations purement internes et ne parvient pas à susciter des logiques de partenariat avec les autres acteurs régionaux. Pire, elle manque de substance et les logiques bilatérales demeurent primordiales dans les relations avec les États tiers.
Quelle que soit la forme que prennent les relations arabo-européennes, elles sont donc actuellement animées par des mécanismes de défense face à des menaces, réelles ou supposées, pesant sur l’identité nationale fragilisée des États européens. D’une part, la lutte contre le terrorisme est devenue une priorité et le printemps arabe a été appréhendé avec une certaine inquiétude, avec la conviction péremptoire qu’un régime autoritaire constitue une meilleure garantie contre le terrorisme qu’une démocratie qui serait nécessairement plus faible. Le général Sissi, qui dirige l’Égypte avec autoritarisme et brutalité depuis le coup d’État de juillet 2013, peut dès lors être considéré comme un interlocuteur utile par les États européens. D’autre part, les questions migratoires sont également en haut de l’agenda du Conseil européen, si bien que la politique d’externalisation des frontières, faite d’accords passés avec les pays d’origine ou de transit, ne cesse de se développer. C’est donc l’esprit même du modèle européen, nourri de principes démocratiques, qui a été dévoyé. Le principe de conditionnalité qui régissait les partenariats avec les pays arabes en fonction des réformes accomplies en matière de bonne gouvernance est dorénavant fondé sur des critères de coopération dans le domaine sécuritaire. Pour Ahmed Hussein, rédacteur en chef de la revue Siyasat arabiya (« Politiques arabes »), on est passé d’une « approche kantienne à une approche hobbesienne ».
Alors que l’on avait fini par prendre pour acquis l’inexorable avancée de la démocratie, dont les printemps arabes auraient représenté la « troisième vague », après celle qui avait emporté les pays d’Europe du Sud puis de l’Europe de l’Est, force est de constater qu’elle subit des revers jusque dans les pays pionniers en la matière, c’est-à-dire les pays occidentaux, avec la montée en puissance et même la victoire électorale de courants politiques populistes et autoritaires. Pour autant, il ne faut pas y voir un phénomène massif et inéluctable, que ce soit au sein des institutions européennes ou dans chaque État membre. Des alternatives progressistes existent et continuent d’émerger. Les sondages de l’Eurobaromètre montrent paradoxalement que l’opinion publique adhère plus que jamais au projet européen. Quelque 68 % d’Européens considèrent d’ailleurs que le soutien à la démocratie dans le monde arabe doit être poursuivi. De l’autre côté de la Méditerranée, le Baromètre de l’opinion arabe de 2018 révèle que la démocratie demeure une aspiration pour 76 % des personnes interrogées. Mohamed al Masri, directeur de l’ACRPS (Arab Center for Research and Policy Studies, Doha), précise que cette proportion est d’autant plus significative que l’enquête témoigne d’une bonne compréhension du concept de démocratie : 33 % des sondés l’associent à la protection des libertés civiles, 21 % à l’égalité et à la justice pour tous les citoyens et 14 % à un système de gouvernement démocratique. La mise en capacité des sociétés civiles représente donc certainement une piste prometteuse. Un Erasmus élargi aux pays arabes ou encore un programme d’échange et de promotion de jeunes leaders permettraient un brassage fructueux que celui qui s’opère entre l’Europe et les États-Unis.
Le partenariat demande à être repensé. Pour l’ex-directeur de l’Institut d’Études et de Sécurité européen, Álvaro de Vasconcelos, la démocratie peut aujourd’hui être envisagée comme une « valeur commune », défendue main dans la main et d’égal à égal. Mais ce n’est qu’un horizon et la logique du partenariat euro-méditerranéen depuis la conférence de Barcelone de 1995 reste celle d’un accompagnement des pays arabes par l’Europe dans leur processus de transition démographique.
Le rôle de l’UE dans le processus de changement démocratique : étude des cas tunisien, égyptien, et syrien
L’avènement des printemps arabes a démontré le caractère irrésistible de l’aspiration démocratique dans les pays du Sud de la Méditerranée, même si les diverses expériences se sont avérées plus ou moins heureuses. L’Europe a-t-elle eu une influence sur le cours des évènements ? Si oui, comment qualifier cet acteur et le rôle qu’il a joué ?
La Tunisie
La Tunisie est un des pays les plus proches de l’Europe d’un point de vue géographique, et donc par l’intensité des échanges commerciaux et humains. Cette proximité est un terreau fertile pour le développement de relations politiques. Pionnière, la révolution de Jasmin (décembre 2010) a été considérée par les pays européens comme un modèle. Passé l’attentisme initial dû à l’incertitude du départ de Ben Ali, la représentante de l’UE pour les Affaires étrangères Catherine Ashton a, dès la mi-janvier 2011, salué les réformes qui se dessinaient et promis le soutien de Bruxelles.
Cette promesse s’est rapidement concrétisée par la fourniture d’une aide financière et d’un appui technique pour l’organisation des élections. Les différents programmes d’accompagnement se sont inscrits dans la Politique européenne de voisinage, approfondie par un plan de partenariat privilégié et un cadre unique d’appui. Initialement, cette aide était principalement dirigée vers les institutions étatiques, négligeant ainsi la société civile qui jouait et continue de jouer un rôle crucial dans le processus de transition démocratique, si bien qu’on peut parler d’un renversement dans les relations entre elle et le pouvoir étatique. Un ajustement a été opéré au fil des ans pour corriger ce défaut, mais l’UE est toujours tiraillée entre ses propres intérêts et ceux de la société civile tunisienne, comme en témoigne la question migratoire.
La nouvelle Tunisie qui se construit depuis 2011 a donc bénéficié d’un accompagnement sincère et solide de l’Europe, mais elle diversifie également ses partenariats. Asma Nouira, professeur à la faculté de droit et des sciences politiques à l’université El-Manar estime donc que l’UE a été un acteur « important mais pas déterminant » dans ce processus de transition démocratique.
L’Égypte
Si la proximité géographique détermine en partie la nature des relations de l’Europe avec les pays arabes, la profondeur historique est un facteur explicatif qui ne doit pas être négligé. Le juriste et ancien ministre égyptien, Mohamed Mahsoob, estime que les relations avec l’Égypte doivent toujours être analysées sous l’angle de « la question égyptienne », thème central du discours politique du xixe siècle qui s’est cristallisé lors du Traité de Londres en 1840, lorsque les puissances européennes ont défini leur stratégie à l’égard de ce pays, que l’on peut résumer par « les trois non » : non à l’indépendance économique de l’Égypte, non à une armée indépendante et non à la démocratie.
Les relations économiques avec l’Égypte sont toujours marquées par une volonté de la réduire à un exportateur de matière première. Après la révolution du 25 janvier, la Banque mondiale a fini par renoncer aux aides successives de quatre puis douze milliards de dollars qu’elle avait dans un premier temps évoqué pour aider le pays à se relever. Le soutien à l’armée égyptienne, très affaiblie depuis le début des années 1980, est lui conditionné à l’adoption d’une stratégie imposée qui ferait d’elle un policier, un bouclier contre les menaces pesant sur les intérêts occidentaux. Quant à la promotion de la démocratie, elle a toujours été ambiguë. Dans la première moitié du xixe siècle déjà, l’avènement d’un système parlementaire consacré par la Constitution de 1923 avait été favorisé par un contexte de forte influence voire de coercition britannique, compromettant ainsi l’acceptation de ce mode de gouvernement par les Égyptiens. L’attitude des diplomaties européennes lors des soubresauts politiques post-2011 reflète cette même ambiguïté : ils n’ont pas souhaité soutenir clairement le président élu Mohamed Morsi lorsqu’il a été renversé par un coup d’État militaire le 3 juillet 2013.
La politique européenne actuelle repose sur un mauvais calcul. Si la transition démocratique en Égypte peut être un processus mouvementé, elle porte en elle les réponses à long terme aux inquiétudes des États européens. Elle permettra de résoudre les problématiques liées aux migrations, au terrorisme et à la pauvreté.
La Syrie
Ce dernier cas d’étude est emblématique de la pusillanimité, voire de l’instabilité de la politique européenne vis-à-vis des pays arabes, notamment en ce qui concerne les questions relatives à la transition démocratique. Le régime Assad conserve une vision traditionnelle interétatique des relations internationales. Il n’a donc jamais considéré l’UE comme un interlocuteur pertinent, hormis pour empocher les dividendes de l’accord d’association de 2009, même si ce dernier se limitait lui aussi aux dossiers sécuritaires. Par ailleurs, le dialogue n’était engagé qu’avec l’État syrien. Les dynamiques qui agitaient en sous-main la société civile ont échappé aux décideurs européens qui n’ont pu que constater leurs erreurs à partir de 2011.
Par la suite, l’UE a continué à se priver des moyens d’une politique influente en se limitant à reconnaître des acteurs de l’opposition, à prendre des sanctions à l’encontre de personnalités du régime, et à décréter un embargo pétrolier aux effets limités. En avril 2017, une stratégie européenne pour la Syrie a été adoptée mais elle demeure essentiellement déclaratoire et non opérationnelle. L’acteur déterminant dans le conflit syrien aura finalement été la Russie. La dernière possibilité pour l’Europe de jouer un rôle dans ce dossier réside dans l’aide qu’elle peut apporter pour la reconstruction du pays, si tant est qu’elle exploite correctement cet atout. Entre rapidité et conditionnalité, l’approche ne semble pas encore avoir été clairement choisie. Comme l’explique la chercheuse Manon-Nour Tannous, « acteur borgne, puis acteur prudent et enfin acteur en quête de levier », il est bien difficile d’affirmer que l’UE ait été un acteur en Syrie tant son influence sur le déroulé des évènements semble pour le moment imperceptible.
En Tunisie, en Égypte et en Syrie, le rôle de l’UE aura donc été très différent. S’il est compréhensible et nécessaire d’adapter les politiques déployées à chaque contexte local, reléguer les principes démocratiques fondateurs du projet européen au second plan empêche l’émergence d’une stratégie européenne cohérente en direction du monde arabe et enferme l’Europe dans un rôle essentiellement réactif.
Économie, développement et questions migratoires
Si le dialogue politique arabo-européen a peiné à progresser depuis 1995, les relations économiques sont quant à elles révélatrices d’une intégration commerciale et financière conséquente en volume. À l’heure où les idéologies économiques internationales sont reléguées au rang de souvenirs pour laisser place au pragmatisme, la qualité de cette intégration doit cependant être questionnée.
En effet, les pays arabes sont toujours dans une forte position de dépendance commerciale vis-à-vis de l’Europe puisque la proportion de leurs échanges avec elle représente entre 60 % et 90 % du total de leur balance commerciale. Ce constat doit par ailleurs être interprété à l’aune d’un système économique international dont les règles ont été élaborées sans leur participation et qui les maintient à sa périphérie. Au-delà des institutions de Bretton Woods ou de l’Organisation mondiale du commerce, l’ensemble de critères de qualité définis par l’UE pour ses importations conditionne les facteurs de production des pays arabes, créant de la sorte un lien fort avec la puissance normative européenne. Pour Jean-François Daguzan, directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), on peut parler d’une « intégration sans adhésion ». Par ailleurs, l’aide économique internationale, potentielle ou acquise, ne va pas sans générer un autre type de dépendance économique aux implications politiques potentiellement lourdes. Par exemple, la question migratoire était au cœur des discussions avec le Maroc pour définir les programmes d’aide au développement dans le cadre du partenariat avancé.
La dépendance n’est cependant pas à sens unique, elle est réciproque. Cette même question migratoire est également perçue par l’Europe comme une potentielle menace qui, conjuguée à celle du terrorisme, conditionne notamment leur approche de la reconstruction syrienne. Sa position politique habituelle devrait lui dicter une attitude maximaliste eu égard aux réformes exigées du régime syrien. En effet, une conditionnalité trop rudimentaire pour l’attribution de cette aide (comme le fait de ne la distribuer qu’à des éléments de la société civile pour régénérer des dynamiques locales) pourrait être facilement contournée par l’État syrien qui capterait cette dernière à son profit. Malgré cela, Federica Mogherini semble plutôt donner la priorité à l’urgence afin de répondre aux défis migratoires et sécuritaires. La dépendance des États européens est également forte sur la question du pétrole du Golfe, qui peut représenter 50 % à 60 % des importations de certains d’entre eux. Mais au-delà du simple approvisionnement en énergie, les besoins en investissement confèrent aux pétrodollars une puissance particulière qui peut façonner les liens politiques avec les pays producteurs. À titre de symbole, l’invitation de l’émir du Qatar à la tribune officielle du 14 juillet 2008 par Nicolas Sarkozy doit être interprétée au prisme des besoins financiers pour le lancement de l’Union pour la Méditerranée.
Comment qualifier ces dépendances croisées ? Parviennent-elles à créer des interdépendances susceptibles d’engendrer un cercle vertueux ? Rien n’est moins sûr du fait de leur asymétrie. Les pays arabes devraient certainement commencer par diversifier leurs partenariats et renforcer les liens qui existent entre eux. L’économiste Younes Belfellah relève à ce propos qu’il peut paraître paradoxal qu’une « Union du Maghreb » n’ait pas vu le jour préalablement au rapprochement avec l’UE. Si le Maroc amorce une ambitieuse politique d’investissement en Afrique de l’Ouest, les perspectives russes et chinoises ne sont quant à elles pas des options idéales. Il en va de même pour d’autres pays arabes, la Syrie incluse, dont les alliés sont bien incapables de financer la reconstruction. En définitive, c’est peut-être au travers de la question migratoire que des perspectives se dessinent. Le démographe, Youssef Courbage insiste sur le fait que les Arabes de France sont des vecteurs d’échange entre l’Europe et les pays d’origine, tant sur le plan économique que sur le plan des valeurs et des habitus. Par exemple, la transition démographique a d’abord commencé en France avant de gagner les pays d’origine. Les valeurs égalitaires ont également infusé dans les pays du Maghreb, comme en témoignent les derniers débats sur la Moudawwana, le code du statut personnel marocain.
Pour autant, le tableau général ne cesse d’envoyer des signaux inquiétants. Les pays arabes connaissent toujours une corruption élevée qui agit comme un repoussoir pour les potentiels investisseurs. Le capitalisme de connivence et les liaisons troubles entre les secteurs publics et privés entretiennent de forts sentiments d’inégalité et de domination dans les sociétés arabes qui ne peuvent généralement pas se reposer sur des infrastructures éducatives et sanitaires de qualité. Ces contradictions et blocages internes et externes pourraient hélas avoir une issue violente, hypothèse renforcée par l’arrivée d’une génération de dirigeants plus jeunes et moins averses au risque que leurs prédécesseurs. Mais la violence politique peut également avoir un coût énorme. L’économiste Jihad Yazigi en dresse le tableau pour la Syrie : un produit intérieur brut (PIB) divisé par cinq entre 2011 et 2016, une population pour moitié au chômage et dont 80 % vit sous le seuil de pauvreté, une absence de main d’œuvre qualifiée après la fuite de la classe moyenne et une estimation du coût de la reconstruction physique qui oscille entre quinze et trente-cinq années de PIB à son niveau actuel.
L’Europe et la cause palestinienne
À l’origine du rapprochement arabo-européen à partir des années 1970, le dossier israélo-palestinien est aujourd’hui tout autant miné par les contradictions et les blocages que les autres questions diplomatiques. Tout espoir de progrès a été laminé par la progressive montée des forces politiques de droite voire d’extrême droite au sein du gouvernement israélien depuis la première victoire du Likoud en 1977. Le processus de paix, initialement confronté à de nombreux défis, ne semble pas être parvenu à surmonter le coup d’arrêt marqué par l’assassinat de Rabin L’actuelle politique de Netanyahu assume un tournant réactionnaire, autoritaire et colonial décomplexé. Des lois liberticides sont votées pour faire taire les critiques à son endroit et la multiplication des discriminations juridiques entre Israéliens et Palestiniens dans le cadre d’une colonisation débridée sont au cœur du programme de ce gouvernement.
Celui-ci ne contente plus de subir les déclarations de lUE. La diplomatie israélienne préfère désormais s’immiscer dans les débats européens en concluant des alliances avec les forces politiques très à droite sur l’échiquier politique, même si cela ne va pas sans contradiction. Netanyahu a ainsi rendu une visite officielle au président Viktor Orban sans émettre la moindre remarque sur l’hommage de ce dernier au régent Horty, antisémite notoire. Le Néerlandais Geert Wilders, la ligue fasciste italienne ou encore le chancelier autrichien Sebastian Kurz ont quant à eux été accueillis à bras ouverts en Israël. Cela peut surprendre lorsque l’on connaît le penchant de ces derniers, et des forces politiques qu’ils représentent, pour les idéologies antisémites. Mais pour le journaliste Dominique Vidal, cette tendance ne doit pas être interprétée comme une simple realpolitik poussée à l’extrême, dont le but serait de sortir Israël de son isolement diplomatique et qui pourrait se résumer à l’idée suivante : « qu’importe que vous soyez antisémite pourvu que vous soyez pro-israélien ».
Il y a bien une sympathie de valeurs révélatrice d’une dynamique régressive qui renvoie aux idéologies racistes et coloniales du passé. Dans les années 1980, Israël entretenait déjà de bonnes relations diplomatiques avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. Aujourd’hui, dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, Israël se voit toujours comme l’avant-garde d’une « alliance occidentale et blanche », selon les termes d’Alain Gresh, journaliste et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique. Ce type de raisonnement prévalait déjà dans les années 1950 lorsque la France se considérait en guerre contre les Arabes alors que la guerre d’Algérie faisait rage. Il avait pu justifier un soutien indéfectible de la France à Israël, jusqu’à la fourniture des matériaux et de l’expertise nécessaire à la fabrication de l’arme nucléaire. De même, les justifications juridiques de la politique de colonisation actuelle sont emblématiques de ce retour en arrière. En effet, si les installations dans les territoires occupés dans les années 1970 étaient considérées comme nécessaires à la sécurité de la force occupante, en conformité avec le droit international, l’appropriation des biens fonciers des Palestiniens s’appuie aujourd’hui sur le code de propriété ottoman. Pour le professeur de science politique, Jean-Paul Chagnollaud, la participation de Netanyahu à la célébration des cinquante ans de la colonisation est particulièrement révélatrice du caractère « décomplexé et revendiqué » de cette politique. La loi de juillet 2018 intitulée « Israël, État-nation du peuple juif » institutionnalise la discrimination juridique et la colonisation comme valeur intégrante du pays.
L’Europe ne peut faire l’économie d’une réflexion sur sa part de responsabilité dans cette situation et doit en tirer les conséquences quant à la politique à adopter. Comme l’a expliqué Maxime Rodinson, la création d’Israël est indissociable du fait colonial. Domination, immigration, dépossession et discrimination ont été les piliers de la politique britannique menée en Palestine dans l’entre-deux-guerres, sous le mandat de la Société des Nations. Que les européens soient responsables du génocide des juifs d’Europe ne saurait justifier un soutien aveugle à Israël, aux détriments des Palestiniens qui eux n’en portent pas la responsabilité, contrairement aux récentes affirmations du Premier ministre Netanyahu. Aujourd’hui, l’Europe n’a de cesse d’appeler au respect du droit international et peut en ce sens paraître irréprochable. Mais cette bonne conscience ne peut suffire. Selon Bishara Khader, professeur à l’Université Catholique de Louvain, le processus de paix est aujourd’hui « un mirage, une lubie » qui ne perdure qu’en raison d’une inertie structurelle des négociations internationales. En outre, les divisions internes de l’UE ne lui permettent pas de promouvoir un agenda ambitieux. Les institutions manquent encore d’assurance pour parler d’une voix, notamment sur un dossier qui heurte inégalement les sensibilités nationales. La réticence de l’Allemagne à critiquer Israël doit en effet se comprendre à la lumière de son histoire. Encore une fois, la solution peut provenir de la société civile. Si le lobby israélien investit aux États-Unis tant d’énergie à lutter contre le modeste mouvement BDS (Boycott Désinvestissements Sanctions), c’est qu’il a compris que les plus jeunes générations d’Américains ne soutenaient plus autant la politique israélienne lorsqu’elle suit une ligne maximaliste et radicale comme c’est le cas aujourd’hui. Les mêmes tendances se retrouvent en Europe.
Pour l’heure, les perspectives demeurent sombres et inextricables. La solution à deux États semble de moins en moins envisageable tant le processus de colonisation est avancé. Pourtant, les revendications palestiniennes sont progressivement acceptées par la communauté internationale, dans des proportions qui ne cessent de croître puisque cent trente-six États reconnaissent désormais l’existence de l’État palestinien. Le 29 novembre, ce dernier a également été reconnu comme État non membre de l’ONU. Cette évolution rappelle au gouvernement israélien qu’il n’a pas les mains libres et qu’il doit prendre en compte l’opposition à la colonisation et aux volontés d’annexion des territoires occupés sous peine de se retrouver dans une position de paria. La solution à un État, qui peut paraître préférable par défaut au vu des obstacles difficilement surmontables qui jalonnent le processus de paix, n’est par ailleurs pas idéale. Elle ne ferait que renforcer, dans un premier temps, le phénomène colonial si une discrimination juridique entre citoyens palestiniens et juifs devait se confirmer. Pour Jean-Paul Chagnollaud, ce serait l’aboutissement d’une « logique d’apartheid ». Si certains considèrent que le poids démographique de la composante arabe de cet État unique pourrait infléchir sa ligne politique, il y a fort à parier qu’il ne ferait que susciter plus de répression et de violence.
Vers une nouvelle ère des relations internationales
Les processus s’enrayent, les dynamiques connaissent des phases négatives, les obstacles et les impasses se multiplient. Tous ces constats sont révélateurs d’un paradigme en bout de course. Lorsque la grille de lecture qui permettait jusque-là de donner du sens aux évènements n’est plus génératrice de propositions constructives et efficaces et n’engendre que dissonances et incompréhensions, c’est qu’il est temps d’en changer.
Les études de relations internationales reposent sur un ensemble de théories, de normes et d’institutions élaborées par les pays du Nord et pensées en fonction du système westphalien. Les bases de ce système sont donc vieilles de bientôt quatre siècles et placent les États au cœur des interactions entre groupes humains. La mondialisation est passée par là, rétrécissant les distances et rapprochant ces groupes sans pour autant que les rapports entre eux ne soient repensés. Il faut s’y atteler en décalant le regard et en appréhendant les relations internationales à partir d’un Sud qui se met en mouvement.
Cette démarche serait libératrice à plus d’un titre. Elle permettrait de comprendre ce que nous ne voyons pas, ce qui dépasse pour le moment notre entendement. Le constat de la « puissance devenue impuissante », selon la formule du professeur et spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie, ne peut pourtant plus être ignoré alors que la plus grande puissance militaire du monde n’est pas parvenue à faire avancer son agenda politique en Afghanistan, pays « faible » qu’elle occupe depuis dix-sept ans. Il y a bien d’autres exemples qui nous poussent à admettre qu’il est impossible de gérer un conflit « qui n’appartient pas à la puissance intervenante ». Les données du problème sont fuyantes et la situation échappe en permanence à ceux qui ne peuvent qu’être vus comme des intrus. Pire, la simple tentative d’influer sur le cours d’évènements mal appréhendés ne fait qu’attiser le conflit initial.
Pour déconstruire ce paradigme obsolète, il faut sans doute commencer par dépolitiser l’analyse Les conflits sont désormais plus sociaux que politiques. Même si elles sont envisagées en tenant compte des différentes formes d’alliance et d’institutions de concertation, les relations interétatiques ne sauraient avoir prise sur ces enjeux. Quant à la nation comme communauté imaginée structurant les relations humaines, elle doit également être questionnée à l’heure des mobilités et des brassages de populations et de cultures qui invitent à repenser le concept de frontière. De nouvelles formes d’intégration apparaissent. Si les liens de clientélisme entre le Nord et le Sud sont à bout de souffle, ils s’actualisent à la base. Ainsi voit-on pulluler les bandes, les gangs, les factions, les milices… Ces nouveaux groupes de solidarité, ces asabiyya modernes pour utiliser la terminologie khaldounienne, doivent être replacés au cœur des études internationales.
La mondialisation se doit d’être plus inclusive. Si les conflits sont de plus en plus sociaux, c’est que les inégalités n’ont jamais paru aussi flagrantes. Les interdépendances doivent se reconstruire, et pour cela, la notion de souveraineté doit être redéfinie. Il est devenu urgent de passer des relations internationales aux relations intersociales.
Compte-rendu par F. Goddefoy