30/06/2025

Compte rendu : imaginaires environnementaux et politiques agricoles au Liban

Par le Carep Paris
Compte rendu agricolture au Liban

Le mardi 3 juin 2025, le CAREP Paris (Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris) a organisé un webinaire intitulé Imaginaires environnementaux et politiques agricoles au Liban. Cette rencontre s’inscrivait dans l’axe de recherche « Écologie et politique » du Centre. Elle a réuni : Roland Riachi, chercheur affilié à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et chercheur associé au laboratoire Dynamiques sociales et recomposition des espaces (LADYSS), Noa Sanad, doctorante en géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheuse affiliée à The Orient Institute Beirut (OIB), ainsi que Serge Harfoush, membre fondateur du collectif Buzuruna Juzuruna, dans une discussion animée par Julie Trottier, directrice de recherche au CNRS, spécialiste des Territoires palestiniens.

Dans son intervention, Roland Riachi a souligné l’impératif de créer un espace de discussion dédié aux enjeux environnementaux libanais, une démarche rendue d’autant plus urgente par les multiples crises qui affectent le pays depuis six ans. Son analyse s’est focalisée sur les répercussions du conflit mené par Israël, qui a intensifié ses opérations depuis octobre 2023, notamment en utilisant le phosphore blanc sur les terres agricoles du Sud-Liban. Les effets nocifs de cette arme incendiaire sur l’environnement sont particulièrement préoccupants, étant donné la prédominance du karst — une formation géologique calcaire emblématique de la culture libanaise — sur une grande partie du territoire, une zone qui subit d’importantes dégradations depuis un an.

Riachi a ensuite exploré les racines historiques et politiques des imaginaires agricoles dominants au Liban, arguant que « la dépossession et la transformation écologiques sont le produit d’épisodes historiques dilués dans une myriade de relations de pouvoir ». S’appuyant sur le rapport de Paul Huvelin intitulé « Que vaut la Syrie ?[1] », publié à la veille du mandat français, il a mis en exergue la nécessité d’analyser l’agriculture libanaise à travers un prisme colonial et sioniste. Ce texte révèle un discours colonial stigmatisant les pratiques et techniques agricoles locales comme archaïques, justifiant ainsi une intervention occidentale.

Dans un contexte de la Guerre froide, l’influence américaine au Liban a également contribué à forger les représentations agricoles du pays, notamment par l’importation du modèle de développement agricole inspiré de la Tennessee Valley Authority[2].

En outre, la période chéhabiste, la guerre civile, puis la phase de reconstruction post-conflit ont, chacune à leur manière, façonné les imaginaires environnementaux.

Riachi a finalement invité à une analyse de l’agriculture libanaise comme une entité à la fois matérielle et immatérielle, située « entre l’abstrait et le concret ». Il a conclu son propos par un panorama des principales évolutions agricoles au Liban depuis le milieu du XXe siècle. Il a notamment souligné une diminution considérable de la superficie cultivée entre 1961 et 2010, alors que, durant la même période, la surface irriguée a triplé.

Cette évolution reflète une dynamique profondément inégalitaire, puisque « 0,2 % des grandes exploitations agricoles contrôlent 42,6 % des surfaces irriguées ». Parallèlement, les exportations se sont accrues, témoignant de l’intégration du Liban au marché mondial. Cependant, cette ouverture a paradoxalement renforcé la dépendance du pays aux importations de produits agricoles. Il est également essentiel de noter que le Liban demeure un importateur majeur de denrées alimentaires[3] : jusqu’à 80 % de la consommation nationale, ce qui signifie que la production locale ne couvre que 20 % des besoins du pays.

La présentation de Noa Sanad a porté sur l’émergence et la nature des mobilisations environnementales alternatives au modèle dominant, tel qu’analysé précédemment par Roland Riachi. Ce modèle hégémonique se caractérise par une agriculture conventionnelle, fortement orientée vers l’exportation tout en demeurant très dépendante des importations. Il est en outre dominé par le travail informel et par la présence de marchés de gros qui limitent l’émancipation des petits producteurs.

Sanad a ensuite resitué ces dynamiques dans le contexte des crises multifactorielles que traverse le Liban depuis six ans : la crise économique et la révolution (Thawra) de 2019, les répercussions de la pandémie du Covid-19 et de l’explosion du port de Beyrouth en 2020, l’intensification du conflit armé à partir de 2023, et enfin, l’écocide que connaît le pays depuis 2024.

Dans ce contexte de vulnérabilité accrue, diverses initiatives agroécologiques ont vu le jour, cherchant à frayer une voie vers la souveraineté alimentaire. Sanad a brièvement présenté six de ces projets :

  • Dikken el Mazraa : une épicerie solidaire établie à Beyrouth à la suite de la crise de 2019.
  • Nation Station : un collectif fondé après l’explosion du port de Beyrouth en 2020, organisant des distributions de nourriture aux populations les plus vulnérables.
  • Farmers’ Market (Tripoli) : un marché de producteurs locaux soutenant l’agriculture traditionnelle, inauguré en avril 2025.
  • Nohye el Ard : un jardin communautaire situé au cœur de Saida.
  • Agrimovement : un collectif créé en 2018, dont les activités réparties sur l’ensemble du pays, et particulièrement dans le Sud-Liban depuis le début du conflit, visent à mettre en place des espaces de production agricole impliquant des femmes, des personnes déplacées internes et des réfugiés syriens.
  • Buzuruna Juzuruna : une ferme-école située dans la plaine de la Bekaa, œuvrant pour l’autonomie alimentaire.

Ces projets partagent un objectif commun : instaurer une solidarité horizontale entre consommateurs et producteurs, fondée sur une agriculture traditionnelle et locale, et sur le renforcement des liens collectifs.

Ici, les crises sont perçues comme des catalyseurs, des moments propices à la redéfinition des pratiques, façonnant ainsi une forme de territoire alternatif où peuvent émerger des « initiatives construites par le bas, dans les interstices laissés par l’État ».

Noa Sanad a conclu en soulignant l’importance d’intégrer ces initiatives locales dans un réseau transnational, tel que le réseau Siyada[4], afin de dépasser l’exceptionnalisme du cas libanais. Selon elle, cette volonté de transcender la dimension locale et contextuelle doit impérativement s’accompagner d’une pression constante sur les pouvoirs publics, afin d’encourager la reconnaissance et le soutien de ces projets.

Dans son exposé, Serge Harfoush a présenté l’association Buzuruna Juzuruna, dont il est cofondateur, et les actions qu’elle mène sur le terrain pour la souveraineté alimentaire. Il a expliqué que l’origine du projet réside dans la nécessité d’anticiper et de préparer des infrastructures résilientes face à l’éventualité où l’accès à la nourriture serait utilisé comme une arme politique ou un outil d’oppression. Cette perspective du « au cas où » est éclairée par des exemples tragiques, tels que la situation prolongée à Gaza ou celle vécue dans le camp de Yarmouk en Syrie.

L’activité principale du collectif est la production de semences paysannes locales. Cette démarche répond à un besoin critique au Liban, caractérisé par une forte dépendance à l’agriculture conventionnelle. Cette dernière s’appuie sur des semences hybrides non renouvelables et une production mondiale, ce qui compromet l’autonomie agricole du pays. La production de semences locales par Buzuruna Juzuruna s’inscrit donc dans une démarche politique visant à renforcer la souveraineté alimentaire du pays.

Parallèlement à ses activités de production, l’association mène des actions de transmission de savoirs autour des semences paysannes. Cela inclut la collecte, l’organisation et la diffusion de données spécifiques. Un ouvrage intitulé Vers l’écologie paysanne a été publié à cet effet, complété par des vidéos explicatives sur les processus de production domestique d’intrants écologiques. Afin de sensibiliser un public plus large, l’association a également mis en place un cinéma ambulant, qui circule dans divers villages libanais.

Serge Harfoush a ensuite souligné l’importance de la mobilisation face à l’État libanais, en particulier contre un projet de  loi sur les semences. Cette législation risquerait de limiter l’utilisation des semences aux seuls catalogues spécifiques, menaçant ainsi la diversité et l’autonomie des pratiques paysannes.

En conclusion, Harfoush a insisté sur la nécessité impérieuse de bâtir un réseau solide, du niveau local au niveau transnational, afin de faciliter le partage et la circulation des savoirs liés aux semences paysannes et de renforcer la résilience collective face aux défis agroécologiques. Dans cette perspective, il a plaidé pour la création d’une coalition agroécologique[5] capable d’unir réunir les forces existantes et de peser plus lourdement dans les décisions étatiques.

À la suite des présentations initiales, une séquence de questions-réponses a été ouverte par Julie Trottier. Les intervenants sont alors revenus sur des éléments de définition cruciaux pour le débat.

Noa Sanad a proposé d’adopter la définition de l’agroécologie formulée par l’association libanaise JIBAL, la concevant comme une science qui « promeut des techniques agricoles écologiques », un mouvement militant pour la souveraineté alimentaire, et une pratique permettant aux agriculteurs d’innover au sein de leur environnement d’évolution. Quant à la « souveraineté alimentaire[6] », terme central de la discussion, elle a été définie, toujours selon JIBAL (reprenant la définition du mouvement La Via Campesina), comme « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite par des méthodes écologiquement saines et durables, et leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles ». Roland Riachi a, pour sa part, rappelé la charge politique de ce terme et sa vulnérabilité à diverses instrumentalisations, insistant sur la nécessité de sa réappropriation critique.

La discussion a ensuite abordé le rôle de l’État libanais dans le développement agricole. Roland Riachi a souligné le manque chronique de moyens alloués par l’État à ce secteur, ce qui contraint les initiatives alternatives à se construire « par le bas ». Dans ce contexte, Serge Harfoush a insisté sur l’importance de privilégier une échelle locale, « à niveau humain », en prenant l’exemple de la chaîne de production du pain. Il a suggéré de « considérer la municipalité comme plafond de la gouvernance », insistant sur la pertinence d’une gouvernance décentralisée qui pourrait s’approcher de la conception khaldounienne de l’État. En effet, selon Ibn Khaldun c’est l’agrégation de petites unités territoriales ou sociales qui conduit à la formation d’un État fort. Cette vision s’oppose à la perspective hobbesienne, qui postule que la construction de l’État découle de la désagrégation des petites unités.

En reliant cette idée à la question de l’agroécologie, les intervenants ont mis en lumière la manière dont la souveraineté alimentaire, telle que pratiquée par des initiatives « construites par le bas », repose sur une autonomie locale renforcée. Dans un contexte où l’État central libanais est affaibli et manque de moyens, l’échelle municipale ou communautaire devient le niveau pertinent pour l’action. C’est à ce niveau que les producteurs et consommateurs peuvent établir des circuits courts, gérer collectivement les ressources (comme les semences paysannes), et adapter leurs pratiques agricoles aux spécificités écologiques locales.

Adopter une gouvernance qui privilégie la municipalité comme « plafond » permettrait de valoriser la résilience des communautés et de favoriser des systèmes agroécologiques plus durables et équitables. Plutôt que d’attendre des directives ou un soutien d’un État central défaillant, cette approche offre aux  acteurs locaux la possibilité de définir et de mettre en œuvre leurs propres systèmes alimentaires, ancrés dans les réalités du terrain. Cela encourage une forme d’organisation qui, en s’agrégeant depuis la base, pourrait potentiellement contribuer à la reconstruction d’une résilience nationale plus solide, à l’image des agrégations de petites unités qui, selon Khaldoun, constituent la force d’un État. La décentralisation de la gouvernance agroécologique devient ainsi non seulement une réponse pragmatique aux crises, mais aussi un chemin vers une nouvelle forme de puissance collective, bâtie à partir des territoires.

Cette discussion a mis en lumière la manière dont les imaginaires environnementaux et les politiques agricoles qui en découlent au Liban sont structurés par l’articulation d’éléments historiques, politiques, économiques et symboliques.

Les intervenants ont dressé le tableau d’une agriculture libanaise marquée par les héritages coloniaux, les effets du développement moderne et un contexte de crises multifactorielles – mais aussi par des formes de résistances à un modèle dominant à bout de souffle, portées « par le bas », dans les interstices laissées le retrait de l’État.

Dans ce contexte, il convient de repenser l’agriculture comme un fait historiquement, politiquement,  et culturellement situé. Les initiatives émergentes, en réponse à ce système en crise, ne se contentent pas d’offrir des alternatives locales efficaces : elles portent des ambitions de transformation systémique, alliant agroécologie, souveraineté alimentaire et solidarité entre producteurs et consommateurs. Ce mouvement s’accompagne d’une reconfiguration des formes d’organisation sociale et du rapport au territoire.

L’écologie devient ici une forme de résilience face à un système politique affaibli par des  crises économique, politique et environnementale que traverse le pays. La crise écologique en constitue à la fois le symptôme et le catalyseur.

Dès lors, penser l’écologie politique au Liban apparaît non seulement comme une urgence, mais aussi comme un levier incontournable pour refonder l’agriculture, ainsi que les fondmeents politiques et sociaux du pays. 

Notes :

 

[1] Pour consulter le rapport : https://bnk.institutkurde.org/images/pdf/GTSX1RK5FH.pdf

[2] Pour aller plus loin, voir : Stéphane Ghiotti et Roland Riachi, « La gestion de l’eau au Liban : une réforme confisquée ? », Etudes rurales, Vol. 192, 2023, pp. 135-152. https://doi.org/10.4000/etudesrurales.9941

[3] Pour aller plus loin : Riachi, Roland. Towards Food Sovereignty and a Politicized Right to Food in the Middle East and North Africa. 1e Mars 2020, www.researchgate.net/publication/339770554_Towards_Food_Sovereignty_and_a_Politicized_Right_to_Food_in_the_Middle_East_and_North_Africa.

[4] Le “Réseau Siyada” est un réseau transnational pour la souveraineté alimentaire, qui inclut des organisations libanaises et vise à connecter les initiatives locales à un mouvement plus vaste. Son objectif est la “souveraineté populaire sur les systèmes et les ressources alimentaires”, englobant la souveraineté alimentaire, la justice climatique et la justice environnementale. Pour aller plus loin : https://en.siyada.org/about-us/

[5] Un projet de Fair Trade Lebanon (faisant partie de Tarik Akhdar (Green Road)) mentionne l’objectif spécifique de « proclamer la création de la Coalition agroécologique au Liban (CAL) » lors d’un atelier prévu pour 2025.

[6] Pour en savoir davantage : « Food Sovereignty السيادة الغذائية – Jibal », URL : www.jibal.org/food-sovereignty/.