Introduction
Les évolutions de l’économie mondiale au cours du siècle dernier ont radicalement changé les pratiques agricoles, et avec elles les paysages auxquels nous sommes familiers. La Jordanie est un modèle d’étude idéal de ces transformations : ce pays compte parmi les moins bien dotés en ressources hydriques au monde.
Pourtant, comme ailleurs dans le monde, l’agriculture nationale s’est tournée vers un modèle intensif en ressources hydriques qui met à mal les réserves d’eau souterraine.
Livia Perosino
Livia Perosino est chercheuse, spécialisée sur l’agriculture et l’eau dans la région MENA, et particulièrement sur la Jordanie.
Après avoir complété sa thèse entre Sciences Po Bordeaux et l’Institut français du Proche Orient (Ifpo) d’Amman, elle a débuté un contrat post-doctoral avec l’Université de Cardiff en 2024 pour travailler sur la question de l’eau au Maroc.
Depuis moins d’un siècle, la multitude de systèmes agraires et de variétés animales et végétales, adaptés au cours de millénaires aux conditions spécifiques d’un milieu, a été délaissée au profit d’une agriculture industrielle et intensive. Ces pratiques agricoles modernes présentent des similarités à l’échelle planétaire, et cherchent à s’abstraire des contraintes environnementales spécifiques de chaque contexte.
Les évolutions récentes de l’agriculture s’inscrivent dans ce que l’histoire environnementale appelle la « grande accélération » (entre autres Steffen et al., 2015) : une époque où les innovations techniques, en grande partie en raison de la large diffusion des énergies fossiles, donnent lieu à des changements sociaux et environnementaux d’une rapidité jamais constatée auparavant.
Du point de vue du monde rural, cette grande accélération se traduit par une réduction massive de l’emploi en agriculture, et par une reconfiguration radicale des structures sociales, entraînant exode rural, urbanisation. A travers la période, l’accroissement du nombre de catégories professionnelles ne produisant par leur nourriture va de pair avec le recul de la paysannerie mondiale, qui constituait jusqu’à lors la fondation de la production alimentaire (Mazoyer et Roudart, 2002).
Dans les pays du Nord, l’agriculture industrielle devient d’autant plus compétitive qu’elle est soutenue par des subventions publiques qui permettent aux grandes exploitations de se mécaniser rapidement et de produire à des coûts de plus en plus bas. Les petits producteurs des pays du Sud se trouvent affectés de manière dramatique par cette compétition (ibid.). La transformation de l’agriculture mondiale donne ainsi lieu à une exacerbation des inégalités sociales, autant entre petites et grandes exploitations qu’entre exploitations du Nord et du Sud.
La grande accélération donne également lieu à une intensification de l’usage et de la dégradation des ressources, notamment de l’eau et du sol. L’extension rapide des surfaces irriguées et la propagation des pompes électriques donnent lieu à une augmentation exponentielle des besoins en eau de l’agriculture, qui se poursuit chaque jour. Dans des pays peu dotés en ressources hydriques, comme la Jordanie et bien d’autres pays de la région MENA, l’augmentation des besoins en eau de l’agriculture contribue en grande partie au déficit hydrique que connait actuellement la région.
La surexploitation et la dégradation des ressources hydriques, liées à l’introduction de l’agriculture moderne, vient désormais aggraver la précarité économique de la plupart des agriculteurs du pays. Le changement climatique, trop souvent considéré comme principal responsable de la dégradation des ressources et de l’appauvrissement des campagnes, apparaît plutôt comme un facteur aggravant d’un contexte écologique et social déjà bien miné.
Au cours de cet article, nous reviendrons sur la transformation agricole que le pays a connue, notamment à la suite des politiques de libéralisation adoptées progressivement à partir des années 1990. Si la surexploitation des ressources hydriques, notamment souterraines, est une réalité dès les années 1980 (Margane et Al-Dwairi, 2020), c’est la libéralisation de l’économie qui affecte véritablement les agriculteurs du pays dans leur capacité à subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.
L’appauvrissement des producteurs agricoles se traduit par un appauvrissement généralisé des campagnes, et notamment des groupes sociaux les plus précaires, comme c’est notamment le cas des travailleurs agricoles. Dans ce contexte, la disponibilité de plus en plus erratique de l’eau et la dégradation des nappes phréatiques exacerbent les inégalités sociales, conséquences de choix politiques.
Libéralisation économique : l’abandon des agriculteurs face au marché
Comme bien d’autres pays du Sud global au cours des années 1990 et 2000, la Jordanie connaît une libéralisation radicale de son économie nationale qui change considérablement la réalité sociale du pays. Allié fondamental des États-Unis dans la région, la monarchie compte parmi les « bons élèves » des réformes libérales promues par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM). Depuis la signature de son premier Plan d’ajustement structurel (PAS) en 1989, la Jordanie continue de souscrire à cette doctrine politique[1].
Dans un premier temps, le pays était plutôt réticent à la libéralisation économique promue par le modèle nord-américain. C’est seulement avec le passage de règne entre le roi Hussein et son fils Abdallah II en 1999 qu’on assiste à un changement majeur : la monarchie semble alors entièrement adhérer au paradigme de gouvernance néolibérale[2].
La démultiplication des accords bilatéraux et multilatéraux de libre-échange, ainsi que l’adhésion de la Jordanie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comptent parmi les signes d’une approbation sans réserve de la politique du libre marché. Les mobilisations sociales ne se font pas attendre : des soulèvements populaires s’opposent, dès 1989, à la dégradation des conditions de vie des tranches les plus vulnérables de la population[3]. Les producteurs agricoles ressentent également la dérégulation des prix et l’élimination des barrières commerciales, qui les mettent directement en compétition avec des produits étrangers moins chers (Harrigan et al., 2006).
L’élimination d’établissements publics comme l’Institution pour la commercialisation agricole constitue le signe principal de l’abandon des producteurs de la part de l’État, face à une compétition commerciale exacerbée. Cette institution a vu le jour dans les années 1960, dans le cadre de politiques publiques d’envergure cherchant à consolider la production agricole locale, notamment sous l’impulsion de Wasfi al-Tall.
Elle avait pour but d’orienter les producteurs en amont et en aval de la récolte, en plus de fournir des services de conditionnement et d’aide à la commercialisation (Al Ajeeb, 2021). Elle servait ainsi à réguler la production, en évitant la surproduction et les prix trop bas, tout en s’assurant que la production soit diversifiée. L’institution aidait donc les agriculteurs pour accéder aux marchés nationaux et internationaux en respectant les normes.
La suppression soudaine en 2002 de l’Institution pour la commercialisation agricole affecte particulièrement les producteurs les plus vulnérables, qui étaient en très grande partie spécialisés dans la production maraîchère. Dans ce vide politique généré par la libéralisation économique, ces producteurs se retrouvent non seulement face à la compétition internationale, mais également face à une compétition nationale, provoquée par une surproduction interne, aujourd’hui caractéristique du marché agricole jordanien (Van Aken et al., 2007).
Les guerres voisines contribuent à empirer la situation : l’invasion états-unienne de l’Irak en 2003, puis la guerre en Syrie à partir de 2011 marquent la fermeture des principales voies d’exportation pour les maraîchers jordaniens. Les pays du Golfe deviennent alors le seul marché d’exportation solide, qui ne suffit toutefois pas à résorber le surplus de la production du pays.
Les bas prix deviennent une constante à partir de 2011-2012, et concernent principalement la production maraîchère. Suite à la « révolution verte »[4], une grande partie des agriculteurs jordaniens se spécialisent dans le maraîchage : cette pratique permet en effet de produire les légumes typiques de la cuisine régionale (tomates, aubergines, poivrons, concombres, etc.), qui constituent également des produits à haute valeur ajoutée sur le marché international (appelés souvent en anglais « cashcrops »).
Pendant plusieurs décennies, le maraîchage commercial, rendu intensif grâce aux progrès techniques de la révolution verte, avait ainsi permis aux agriculteurs de subvenir aux besoins de leur famille. Mais, avec les politiques libérales et la fermeture des frontières voisines, la situation change radicalement.
L’appauvrissement des campagnes, des agriculteurs aux travailleurs agricoles
Depuis le début des années 2000, la baisse prolongée des prix de la production maraîchère empire graduellement les conditions financières des agriculteurs jordaniens. En effet, ceux-ci sont de plus en plus souvent confrontés à des prix qui ne leur permettent pas de couvrir les coûts de production.
Les prix sont parfois tellement bas que certains agriculteurs préfèrent jeter leur récolte en bord de route plutôt que de devoir payer le transport jusqu’au marché central le plus proche. D’année en année, un nombre croissant de maraîchers débutent la saison en déficit, dans l’espoir que les prix soient plus élevés à la saison suivante. Les années consécutives de prix bas exacerbent dramatiquement le phénomène d’endettement.
En l’absence de sources formelles de crédits[5], les producteurs n’ont pas d’autre choix que d’avoir recours à des sources informelles. La plupart s’adressent aux grossistes du marché central d’Amman pour obtenir des crédits. Lorsque les prêts ne suffisent pas, ils réduisent leurs dépenses directes en achetant les intrants à crédit.
L’endettement auprès d’autres acteurs du secteur est toutefois problématique, notamment dans le cas des grossistes, qui effectuent les transactions d’achat puis de vente. Une fois endettés, les agriculteurs se retrouvent enfermés dans un rapport de force inégal et ne disposent d’aucun levier pour négocier les prix qui leur sont proposés.
S’ils pouvaient auparavant s’adresser à un autre marchand lorsque le prix proposé était déraisonnable, la relation de crédit force l’agriculteur à « négocier » uniquement avec le marchand qui lui a octroyé une avance. Et les grossistes augmentent bien sûr leur marge de profit, au détriment de celle des agriculteurs. Les difficultés économiques des producteurs renforcent ainsi le pouvoir d’intermédiaires qui s’approprient des parts croissantes du profit issu du marché agricole.
Le fonctionnement actuel du marché et le manque de capital enferment de plus en plus les agriculteurs jordaniens dans un étau. Dans l’incapacité de dégager un profit, ceux-ci ne sont pas non plus en mesure de s’orienter vers de nouvelles productions – développer une nouvelle culture requiert une connaissance approfondie du marché et de ses tendances, informations auxquelles les producteurs les plus vulnérables n’ont pas accès.
Autre problème : la conversion d’une ferme à de nouvelles cultures notoirement rentables[6] requiert des investissements considérables que la majorité des agriculteurs ne peut pas se permettre. Ceux-ci se voient donc contraints de répéter les mêmes schémas, une année après l’autre, dans l’espoir que les prix soient plus élevés l’année suivante.
Puisqu’en Jordanie l’endettement est puni d’emprisonnement, la seule issue possible pour ces agriculteurs est de continuer dans la production maraîchère tout en cumulant des dettes informelles, ou de quitter le pays. Il n’existe pas de données sur le nombre d’agriculteurs qui migrent à l’étranger, mais ces histoires sont récurrentes dans le secteur. Les destinations les plus prisées sont l’Égypte et la Turquie, pays où les Jordaniens peuvent entrer sans visa et où il existe des aides considérables de l’État dans le domaine agricole.
L’appauvrissement des agriculteurs rapproche leur situation financière de celle d’une autre classe : celle des travailleurs agricoles. L’agriculture constitue un des rares secteurs de l’économie jordanienne où le droit du travail n’est que partiellement appliqué.
Par conséquent, les travailleurs agricoles ne bénéficient pas de la sécurité sociale et, malgré les conditions difficiles inhérentes au travail, ne sont pas couverts face aux accidents du travail. Les conditions sont d’autant plus précaires que le besoin de main-d’œuvre est concentré à certaines périodes de l’année, en fonction des cultures. En dehors de ces saisons, les travailleurs ne reçoivent aucune forme de compensation.
En outre, les conditions spécifiques du travail agricole exposent les travailleurs à un nombre de dangers spécifiques : charges lourdes, exposition au soleil, à des températures excessives, à des intrants chimiques dangereux, etc. Enfin, il s’agit d’emplois éloignés des zones urbaines et qui requièrent une certaine mobilité. Pour toutes ces raisons, ces emplois sont peu attractifs pour les travailleurs jordaniens et ils sont donc majoritairement couverts par des travailleurs migrants, principalement égyptiens, syriens et pakistanais. L’appauvrissement des agriculteurs et des milieux ruraux jordaniens est toutefois lentement en train de changer la donne.
Cette dynamique crée toutefois un paradoxe : ces dernières années, toute tentative du gouvernement de régulation du travail agricole a rencontré l’opposition de groupes de producteurs, qui contestent les conditions économiques auxquelles ils font face.
Ces manifestations, rassemblant des producteurs aux conditions socio-économiques différentes, sont soutenues par une minorité de producteurs aisés et bien connectés aux sphères du pouvoir. Elles reflètent par ailleurs des difficultés économiques bien réelles : la main-d’œuvre constitue en effet une partie considérable des coûts de production pour une grande partie des exploitations. Une augmentation des salaires exacerberait davantage les difficultés économiques des producteurs les plus vulnérables. Ainsi, l’appauvrissement des agriculteurs génère un conflit croissant entre employeurs et employés, qui contribue à empirer les conditions économiques des travailleurs agricoles.
Dans ce contexte, la nature autoritaire du régime jordanien est la vis qui renferme l’étau de l’appauvrissement rural. En Jordanie, le droit d’association n’existe pas, et les syndicats professionnels se résument à des syndicats officiels, mis en place par le régime. Les travailleurs agricoles comme les producteurs sont ainsi extrêmement limités dans leur capacité de négociation avec le pouvoir. Les seuls groupes qui semblent parvenir à exercer des pressions sur les décideurs politiques sont des groupes socialement aisés et proches des sphères du pouvoir.
Les travailleurs agricoles, de leur côté, ne sont représentés par aucun syndicat officiel. Une organisation informelle existe, qui ne parvient toutefois pas à être reconnue par les autorités du pays. Elle rassemble par ailleurs, pour la grande majorité, des travailleuses jordaniennes et palestiniennes : les femmes en constituent en effet 80 % des membres.
D’autre part, l’organisation n’est pas (encore) parvenue à inclure des membres étrangers, et notamment égyptiens[7]. Si le travail féminin est encouragé et souvent vu comme un facteur positif par la majorité des ONG et des agences occidentales de développement, il est en réalité le symptôme de l’appauvrissement croissant de la population : le travail des femmes est souvent le dernier recours de ménages qui n’ont pas d’autre choix, et peut être vu comme une forme de déchéance sociale[8].
Appropriation et dégradation des ressources : le cas du Sud de la vallée du Jourdain
Comme ailleurs dans le monde, la pauvreté rurale actuelle en Jordanie est en partie le résultat de choix politiques et du développement d’une agriculture moderniste, implantée dans le pays depuis son indépendance. Ce modèle agricole a changé les structures sociales préexistantes[9], en donnant lieu à un exode rural et à l’urbanisation massive que nous connaissons aujourd’hui.
Du point de vue environnemental, cette transformation agricole a également généré un écart grandissant entre la disponibilité de ressources renouvelables (notamment hydriques) et les besoins du secteur agricole.
Les pratiques agricoles et pastorales qui dominaient dans le pays jusqu’aux années 1950 se fondaient sur la saisonnalité et sur les précipitations. En agriculture, les cultures pluviales, et notamment la culture commerciale du blé[10], étaient largement prédominantes. Le caractère nomade des pratiques pastorales s’inscrivait dans une logique similaire et prévoyait des déplacements saisonniers basés sur les températures et les pluies. Ces pratiques s’appuyaient ainsi sur un usage durable des ressources.
À l’inverse, la diffusion rapide du modèle agricole de la révolution verte donne lieu à un usage non réciproque des ressources qui sont à la base de la pratique agricole : l’eau et le sol. Malgré l’introduction d’innovations économes en eau, comme l’irrigation goutte à goutte, l’extension rapide des surfaces irriguées est à l’origine du déficit hydrique chronique qui affecte désormais le pays.
La dépendance à l’irrigation engendre depuis les années 1980 une surexploitation des nappes phréatiques, pendant que l’eau et les sols sont également pollués par l’utilisation massive d’intrants chimiques. En outre, la capacité inégale des différentes exploitations à adopter ces nouveautés techniques ne fait que creuser davantage les inégalités sociales existantes.
Dès les années 1980 et 1990, des solutions techniques sont envisagées pour pallier le déficit hydrique, sans toutefois remettre en question le modèle agricole à l’origine de la dégradation des ressources. Ces solutions cherchent, au contraire, à augmenter la disponibilité en eau en ayant recours à des ressources dites « non conventionnelles » : c’est-à-dire pas issues d’un prélèvement direct dans une source naturelle, et qui font généralement l’objet d’un traitement pour les rendre propres à la consommation humaine ou à l’usage agricole.
Dans le contexte régional, le recours à ces sources non conventionnelles, comme les eaux municipales recyclées et le dessalement, apparaît encore comme la solution privilégiée. Cet emploi est toutefois envisagé en négligeant ou en minimisant la portée de ses impacts sociaux et environnementaux.
C’est notamment le cas des eaux municipales recyclées, qui sont utilisées pour alimenter le canal du Roi Abdallah, dans la section qui traverse la moitié sud de la vallée du Jourdain. À la fin des années 1980, les eaux municipales traitées sont intégrées au système d’irrigation de la vallée, en dépit des résistances locales. Cette intégration est liée à la redirection de l’eau douce du canal vers la ville d’Amman, dont les besoins augmentent en raison de la pression démographique (Darmame, 2013).
Si le gouvernement cherche à rassurer les producteurs quant à la salubrité de l’eau en question, les faits prouvent que sa qualité est considérablement diminuée. L’expérience de la partie sud de la vallée n’encourage pas l’adoption de la part des producteurs au nord : en raison d’une salinité plus élevée que la moyenne (Ghneim, 2010), les fermes d’agrumes qui existaient autour de Deir Alla dépérissent, et sont reconverties pour travailler d’autres cultures[11] (Tawfik et al., 2023).
De plus, l’utilisation (directe ou indirecte) des eaux municipales recyclées limite les possibilités d’exportation des produits agricoles : des marchés d’exportation privilégiés, comme ceux des pays européens ou des pays du Golfe, ont mis en place au cours du temps des régulations et des contrôles de qualité qui pénalisent les produits irrigués à partir d’eaux usées (McCornick et al., 2004).
L’accumulation du sel dans le sol entraîne une diminution irrémédiable de la productivité. L’État s’étant retiré de la régulation du secteur et soutenant moins les producteurs depuis les années 1990 et 2000, ces derniers doivent faire face sans assistance technique aux défis liés à l’intégration des eaux usées municipales recyclées. La plupart des maraîchers de ces régions ne disposent d’ailleurs pas d’assez de moyens pour convertir leur ferme à des cultures plus tolérantes à la salinité.
La perte de profitabilité du maraîchage, aggravée dans cette partie de la vallée par la productivité réduite, donne lieu à la contraction des exploitations maraîchères et laisse ainsi la place à l’expansion rapide de fermes de palmiers dattiers spécialisées dans la variété medjhoul. Les palmiers dattiers sont tolérants à la salinité, et donc particulièrement adaptés à l’usage des eaux municipales recyclées[12].
En outre, les fruits ne font pas l’objet de restrictions sur le marché international : le stipe[13] filtre les polluants des eaux usées, et les fruits peuvent être consommés sans risques. La demande croissante pour ces fruits à haute valeur ajoutée, et la possibilité de les conserver jusqu’à un an après la récolte, en fait un investissement intéressant pour une les élites économiques et sociales du pays.
La conversion à cette culture requiert toutefois un investissement initial considérable, en plus d’une attente de sept ans avant d’obtenir des récoltes substantielles. Pour les maraîchers de la vallée, qui font face à des difficultés économiques grandissantes, il s’agit souvent d’une opération impossible.
L’expansion de la culture des dattiers medjhoul n’est donc pas alimentée par des agriculteurs locaux : l’écrasante majorité des producteurs sont des investisseurs issus des élites urbaines. Ceux-ci ne sont pas seulement en mesure de développer des fermes commerciales, mais disposent également des liens politiques et économiques qui leur permettent de commercialiser profitablement les dattes séchées sur les marchés européens, nord-américains et dans les pays du Golfe.
Dans cette partie de la vallée, l’utilisation des eaux municipales recyclées vient donc exacerber les effets des politiques néolibérales sur les agriculteurs les plus vulnérables et aboutit indirectement à l’appropriation des terres par les élites économiques du pays.
La fragilité économique des agriculteurs crée une nouvelle possibilité d’investissement pour ces hommes d’affaires, qui disposent de capitaux et qui ont accès aux informations concernant le fonctionnement des marchés. Cette classe d’investisseurs urbains peut ainsi profiter de la dépossession grandissante des agriculteurs spécialisés dans le maraîchage : pour les propriétaires terriens, il est plus sûr de louer la terre à des producteurs financièrement solides, comme les producteurs de medjhoul, alors qu’un nombre croissant d’agriculteurs sont contraints de vendre leurs terres pour éponger leurs dettes.
Ainsi, la pauvreté rurale croissante se traduit également par l’exclusion grandissante des populations plus vulnérables de l’accès à la terre, et donc à l’eau.
Conclusion
Dans les pays arides comme la Jordanie, la transformation de l’agriculture vers un modèle commercial et intensif donne lieu à une dégradation rapide des ressources, notamment en raison de la surexploitation systématique des nappes phréatiques.
La dépendance à l’irrigation qui caractérise désormais les exploitations agricoles est doublée par une dépendance au marché international, autant en amont (pour s’approvisionner avec tout l’équipement nécessaire pour la saison) qu’en aval de la récolte (pour la vendre et en tirer un profit).
Les années 1980 et 1990 marquent toutefois un nouveau tournant : l’adoption de politiques économiques libérales encouragées par le FMI et la Banque mondiale exposent les producteurs locaux à la compétition internationale tout en éliminant tout support institutionnel ou logistique à la commercialisation.
Les conflits qui marquent la région et la fermeture des frontières des principaux partenaires commerciaux de la Jordanie exacerbent la situation, en mettant à mal la capacité des agriculteurs à subvenir à leurs besoins.
L’exposition des agriculteurs au libre marché provoque ainsi un appauvrissement des producteurs agricoles, qui se répercute sur les travailleurs agricoles, et donc sur les couches les plus pauvres de la société jordanienne. Ce processus d’appauvrissement est renforcé par une série de facteurs inhérents à l’émergence de l’agriculture commerciale :
- la dépendance des producteurs au marché, autant pour produire que pour assurer leur subsistance ;
- la dégradation environnementale, qui affecte de manière disproportionnée les producteurs les plus vulnérables ;
- l’incapacité financière d’accéder à des technologies ou de financer des infrastructures pour avoir accès à des plus grandes quantités ou à une meilleure qualité d’eau ;
- l’incapacité à se reconvertir dans des cultures plus rentables, qui peut être liée au manque d’informations sur les tendances du marché ou à la simple incapacité économique de financer la transition.
Les solutions envisagées actuellement pour faire face à la pauvreté rurale et au changement climatique risquent d’exacerber encore davantage les inégalités sociales qui ont émergé de la commercialisation et de l’industrialisation de l’agriculture.
À l’image des eaux municipales recyclées, ces solutions technicistes abordent l’agriculture en l’abstrayant de son histoire spécifique et des relations sociales et environnementales qui la caractérisent. Elles occultent aussi les rapports de pouvoir et la dégradation environnementale pour se présenter comme la seule solution possible, en évitant de remettre fondamentalement en question le modèle économique sous-jacent.
L’agriculture est toutefois au cœur des défis environnementaux et sociaux de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. D’après le rapport du GIEC, le changement climatique risque d’affecter cette région plus rapidement que d’autres, en réduisant plus qu’ailleurs la disponibilité en ressources hydriques.
Parce que l’accès à l’eau est hautement inégal, les disparités risquent d’être exacerbées dans les années à venir, à la fois par les politiques néolibérales de « laissez-faire » et par les solutions techniques envisagées. Il est nécessaire et urgent de réinscrire l’agriculture dans son histoire et dans les rapports sociaux et environnementaux qui lui sont propres, pour pouvoir imaginer un futur plus juste pour la région tout entière.
Notes :
[1] Depuis les années 1980, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale promeuvent des « packages » de réformes économiques libérales dans la grande majorité des pays du Sud global. Ces réformes sont imposées à travers la promotion de prêts (les fameux « Programmes d’ajustement structurel ») qui sont alloués à la condition de mettre en place certaines réformes. Ces dernières se traduisent essentiellement par la dérégulation des économies nationales, l’élimination des protections sociales et des mécanismes de redistribution, le renforcement du secteur privé et l’encouragement des investissements étrangers.
[2] J’utilise ici le terme « néolibéral » pour faire référence à l’ensemble de politiques publiques promues à partir des années 1980 par les institutions financières internationales (IFI), adoptées également dans les pays du Nord sous le nom de « politiques d’austérité ». Ces politiques prônent le libre marché et la réduction de dépenses publiques, tout en facilitant les investissements et l’installation d’entreprises étrangères.
[3] L’application des politiques conçues dans le cadre des PAS provoquent systématiquement des révoltes populaires en Jordanie, notamment en réaction à la hausse des prix des denrées alimentaires de base comme le pain ou l’essence. Pour approfondir la question, lire Ryan Curtis, « Peace, Bread and Riots. Jordan and the International Monetary Fund », Middle East Policy, 6, 1998 ; Hisham al Bustani, « lam ysquṭ ḥukum ālṣunduq: kyf tawẓf ālsulṭa ālḥarkāt ālāḥtǧāǧya litamkyn ālalbrla wāltslṭ », 7iber, 2019 ; Taher Labadi, « La rente, la dette et la réforme : décryptage de la contestation sociale en Jordanie », Confluences Méditerranée, 110, 2019.
[4] Le terme de « révolution verte » est utilisé pour indiquer un modèle agricole développé en Amérique du Nord et qui s’appuie sur l’intégration d’innovations techniques comme les engrais et les biocides chimiques, les variétés à haut rendement (surtout en ce qui concerne le blé, le riz et le maïs) et sur la systématisation de l’irrigation.
[5] Une seule institution émet des crédits spécialisés dans le domaine agricole, mais les conditions requises (notamment être propriétaire de la terre) ne permettent pas à tous les producteurs d’y accéder. Les banques commerciales sont souvent réticentes à financer les exploitations agricoles en raison des spécificités du secteur (temps de production longs, risques particulièrement élevés liés entre autres aux aléas climatiques).
[6] C’est notamment le cas des dattes medjhoul, désormais considérées comme la culture de pointe de l’agriculture jordanienne.
[7] Les travailleurs étrangers constituent la majorité des travailleurs agricoles en Jordanie. Les Égyptiens forment le groupe le plus important.
[8] Cela n’est pas nécessairement le cas parmi les ménages aisés.
[9] Pour approfondir cette question, notamment dans le cas des structures sociales de la région de Deir Alla dans la vallée du Jourdain, lire Mohammed Tarawneh, Rural Capitalist Development in The Jordan Valley. The Case of Deir Alla – The Rise and Demise of Social Groups, Sidestone press, 2014.
[10] La Jordanie était un pays exportateur de blé jusqu’au début du xxe siècle (Tell, 2000).
[11] Les agrumes sont particulièrement sensibles à la dégradation de l’eau.
[12] Cette association entre eaux municipales recyclées et palmiers dattiers medjhoul a d’abord été introduite en Israël, premier producteur mondial de cette variété de dattes.
[13] Les palmiers dattiers ne sont pas des arbres à proprement parler, on ne parle donc pas de « tronc » mais de « stipe ».
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